• Des journaux et des chaînes de télévision aux ordres ?

    Si la décision de Vincent Bolloré - patron de Havas, Vivendi et donc de Canal + - de toucher aux Guignols de l'info a défrayé la chronique et a choqué beaucoup de personnes, celle qu'il a prise de censurer un reportage sur le Crédit mutuel accusé de favoriser des pratiques d’évasion fiscale de ses clients a fait beaucoup moins de bruit. Il faut dire que cela fait des lustres que journaux et chaînes de télévision sont rachetés par des hommes d'affaires qui se servent plus ou moins directement et discrètement de ces médias pour influencer la politique et l'économie.

    La marionnette de Vincent Bolloré

    Les journaux aussi bien en France qu'à l'étranger se font racheter par de riches hommes d'affaires. Comme la presse écrite est déficitaire, leur but n'est pas d'augmenter leur fortune (ainsi, Serge Dassault a perdu avec le seul Figaro 15 millions d’euros par an depuis cinq ans) mais bien plutôt d'accroître leur influence. Le problème, c'est que l'indépendance de la ligne éditoriale est fortement limitée.

    Ainsi, le Washington post qui a été racheté en 2013 par Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon - entreprise n'ayant pas hésité à travailler avec la NSA -, ne publierait sans doute plus les révélations sur le scandale des écoutes de PRISM ou celles de Snowden. Selon le journaliste Bernard Poulet, Jeff Bezos s'est acheté "un moyen d'influence. Au moment où Amazon est menacé d'enquêtes sur sa position monopolistique, sur ses atteintes à la vie privée et sur sa manière de détourner la fiscalité, il ne lui est pas inutile d'avoir cette position stratégique dans la capitale des États-Unis. Même si Jeff Bezos ne dicte pas un seul papier à "ses" journalistes, les politiciens de Washington, dont il a déjà financé certaines campagnes, sauront à qui ils ont à faire ! Amazon va avoir beaucoup d'"amis" dans la capitale fédérale".

    Dans la même optique, Canal + n'a pu diffuser un documentaire concernant le Crédit mutuel et la fraude fiscale. En effet, son patron Bolloré a de nombreux liens d'intérêt avec cette banque. Ainsi, le Crédit mutuel a été banque conseil dans le récent rachat de la société d’édition de Canal+ par Bolloré. Or cet homme d'affaires revendique le pouvoir de contrôler les différents journaux qu'il a achetés : "dans mes médias, j’ai le final cut".

    Le journaliste Jean-Pierre Canet, qui a entre autres été rédacteur en chef de "Cash Investigation", l’émission d’Élise Lucet sur France 2 qui a récupéré ce documentaire sur le Crédit mutuel, est inquiet : "Cette affaire pose une question plus vaste : la concentration dans les télévisions privées est-elle un risque pour l’investigation ? Si l’enquête n’est possible que sur le service public, cela réduit beaucoup les choses. [...] C’est un problème citoyen, d’autant plus que Canal+ a construit sa réputation sur l’indépendance".

    À qui appartient la presse

    Celle-ci est de plus en plus menacée. D'une part parce que les grands titres appartiennent à des hommes d'affaires : Les Échos et Radio classique appartiennent à Bernard Arnault, Le Point à François Pinault, Le Figaro à Serge Dassault, Libération à Patrick Drahi, Le Monde et Le Nouvel Observateur à Xavier Niel, Direct Matin et Canal Plus à Vincent Bolloré, TF1-LCI à Martin Bouygues, NRJ à Jean-Paul Baudecroux, RMC,BFMTV à Alain Weill, Europe1, Paris Match et Le Journal du dimanche à Arnaud Lagardère, etc. D'autre part parce que les journaux sont financés par la publicité et que les annonceurs peuvent faire pression sur les journaux pour que certains reportages gênants ne soient pas réalisés.

    Influence économique

    En effet, faire un reportage critique concernant un annonceur publicitaire peut coûter cher à une chaîne ou à un journal. C'est pour cela que Nicolas de Tavernost qui dirige M6, a déclaré récemment sur le plateau du "Supplément" de Canal+ : "Je ne peux pas supporter qu’on dise du mal de nos clients [, de nos annonceurs...], il y a des choses qui sont beaucoup plus compliquées que d’autres à traiter... [...] Nous vivons de nos clients". Il a ainsi donné "un exemple très concret" du type de "pression économique" qu’il exerce sur ses équipes. "À un moment donné, "Capital" voulait faire une émission sur la téléphonie. Or, nous, nous sommes partie prenante puisque nous faisons M6 Mobile avec Orange… Je leur ai expliqué : Si on fait une émission sur la téléphonie et qu’elle est bonne pour Orange, forcément on va dire “bah ouais, on comprend…”, et si elle est mauvaise pour Orange, on va se fâcher avec notre client. Donc il n'y a pas de bonnes émissions". Et en effet, en septembre 2012, un reportage sur Free Mobile avait été déprogrammé de "66 minutes" au dernier moment.

    Élise Lucet ne dit pas autre chose quand elle explique qu'"en 2012, après la diffusion d'une enquête de "Cash investi­ga­tion" sur le greenwashing, le Crédit Agricole avait retiré une campagne de publicité" à France Télévisions.

    L'autocensure des journalistes

    Pour éviter de subir ce genre de pression et pour préserver leur autonomie sans risquer la censure ou l'auto-censure, de rares journaux refusent complètement la publicité, par exemple Le Canard enchaîné.

    Dégager des profits aux dépens de la démocratie

    Enfin, la ligne éditoriale des journaux est influencée par la nécessité de rapporter de l'argent, surtout quand il s'agit de journaux radiophoniques ou télévisés. Pour faire des bénéfices, les journalistes peuvent choisir une ligne éditoriale séduisante aux dépens de l'information. Un très bon article de Marc-Olivier Bherer explique en 2012 qu'aux États-Unis, "les chaînes d'information n'ont jamais eu la prétention d'être une agora où le débat se poursuivrait dans la recherche du bien commun. Elles cherchent à dégager des profits. Une certaine dramatisation de l'information apparaît donc la meilleure façon de ferrer le téléspectateur. [...]  La polarisation [politique] de l'information est une façon de la dramatiser pour en faire un récit plus captivant. Le courroux d'animateurs aux opinions tranchées rend les actualités plus vivantes, les inscrivant dans le cadre d'un drame plus large, celui d'une lutte engagée contre un adversaire réel ou imaginaire. Il ne s'agit pas de sociologie, mais d'un modèle d'affaires qui a démontré son efficacité.

    Rupert Murdoch, patron de Fox News, le concède : « We are in the entertainment [mélange d'information et de divertissement] business. » Pour lui, l'information appartient au secteur du divertissement." Et tant pis si "les effets sur la démocratie peuvent être dévastateurs. En effet, la polarisation de la vie politique américaine rend quasi impossible un consensus au Congrès, dont le bon fonctionnement dépend pourtant de compromis entre républicains et démocrates. La présidence de Barack Obama est freinée par l'incapacité du Congrès à travailler sereinement. Sous la pression constante de chaînes occupées à compter les points entre la droite et la gauche, les responsables politiques ne sont pas encouragés à s'affranchir du débat politique pour résoudre les impasses idéologiques qui opposent les deux partis. Le débat politique prend son sens le plus acrimonieux. Il s'appauvrit et vire à la sophistique."

    Courrier international, 2009

    De même, Bernard Poulet dans son excellent article "Une information à deux vitesses" expliquait en 2013 que la démocratie pourrait être remise en cause par une information à deux vitesses. En effet, on risque d'aller vers un monde où "l'information de qualité coûtera de plus en plus cher et sera donc destinée à un public limité – une élite [les politiques, les chefs d'entreprise, les banquiers et les investisseurs, les syndicalistes, et finalement tous ceux qui ont une activité sociale] – acceptant de payer, alors que l'information gratuite se contentera d'offrir une espèce de RMI de l'information (un revenu minimum d'information) pour la plus grande masse des gens. [Ceux-ci] n'auraient plus le choix qu'entre, d'une part, une information sous influence et subventionnée (par des financiers ou des politiques) et, d'autre part (ou en même temps), une information gratuite de mauvaise qualité. [...] Si aucune société ne peut vivre sans information, il n'est pas garanti que tous les citoyens disposent de la même. Or, si toutes les sociétés organisées ont besoin d'information, seules les sociétés démocratiques ont assuré l'accès du plus grand nombre à l'information pluraliste et de qualité."

    Or comme le disait déjà Victor Hugo, "le principe de la liberté de la presse n’est pas moins essentiel, n’est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. Ces deux principes s’appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre".

    « Un flot d'informations vides, rapides, insipidesLa fraternité malgré tout »

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 19 Novembre 2015 à 10:44

    Hello bonjour

    Bravo, cet article démontre une grande maturité et une vision fine et vous démontrez brillamment que vous avez encore un cerveau fonctionnel.

    Je repasserais de temps en temps.

    A moi également il me reste encore quelques neurones.

    Amitiés

    Jo

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