• Internet : un rêve perverti ?

    Internet est un formidable outil de recherches en tous genres et un immense réseau potentiel pour mobiliser les gens sur des causes communes utiles. Le problème, c'est qu'il est miné par la publicité, l'utilisation des algorithmes pour nous suivre, la passivité de ses utilisateurs.

    Loguy

    La publicité, le "péché originel du web"

    La publicité a quasi tout envahi puisque presque tout le monde préfère la "gratuité", que l'on traduit en anglais par "free", laissant ainsi l'illusion que si c'est gratuit, c'est démocratique car accessible à tous... Comme fort peu de choses sont gratuites, le net est tout sauf gratuit. L'accès à nos informations permet aux publicitaires de mieux atteindre leurs cibles. Des entreprises comme Google ou Facebook gagnent des millions grâce à leurs "services gratuits" fondés sur de puissants algorithmes qui nous identifient facilement. Elles collectent, en temps réel, nos données laissées en ligne, les analysent, les croisent et les revendent sans que nous ayons notre mot à dire, voire sans que nous en ayons conscience.

    Kiki Picasso pour le documentaire "Un œil sur vous, 
citoyens sous surveillance"

    En 2010, l'ancien journaliste narvic dénonçait cette dérive commerciale dans une belle démonstration  intitulée "On attendait le web social… mais pas celui-là !"

    Et en 2014, Ethan Zuckerman, directeur du Center for Civic Media au MIT, a présenté ses excuses pour avoir inventé les pop-up - une des sept inventions qui ont fait du mal à Internet selon Korben. Il en a profité pour qualifier la publicité de "péché originel du web" et critiquer le modèle économique dominant sur le net : "L’état déprécié de notre Internet est une conséquence directe, bien qu'involontaire, du choix de la publicité comme modèle par défaut pour faire fonctionner des contenus et services en ligne. […] Mais après 20 ans de web financé par la publicité, nous pouvons voir que notre modèle est mauvais, cassé et corrosif." Selon lui, la publicité entraînera toujours plus de surveillance, sera toujours plus gourmande en données personnelles des internautes afin d’ajuster son ciblage, etc. Le jeu n'en vaut pas la chandelle, même si ce modèle de financement par la publicité a permis à des personnes d’accéder au web, chose qu’elles n’auraient pu se permettre si le service avait été plus cher. Il prévient que "nous allons inexorablement évoluer vers un Web qui est centralisée, financé par la publicité et fortement surveillé". C’est pourquoi il conclut avec la demande d'un changement de système économique : "il est temps de commencer à payer pour la protection de la vie privée, pour soutenir les services que nous aimons et abandonner ceux qui sont gratuits, mais nous vendent, nous, utilisateurs."

    En effet, pour Ethan Zuckerman, le problème majeur est que les internautes se sont habitués à un état de surveillance perpétuelle. "Nous avons entraîné les internautes à s'attendre à ce que tout ce qu'ils disent et font en ligne soit agrégé dans des profils (qu'ils ne peuvent voir ou modifier) qui façonnent les publicités et les contenus qu'ils voient". Cet état de fait est alarmant. C'est pour cette raison que la websérie Do not track a été conçue. Voici le début de l'épisode n°4 consacré au smartphone : "Qui vous êtes, où vous allez, ce que vous faites. Votre téléphone vous espionne. À qui rapporte-t-il tout ça ?" Pour pouvoir regarder la suite de cet épisode - qui contient des analyses pertinentes -, il suffit d'aller sur le site d'Arte.

    Vincent Glad, l'un des auteurs de cette série documentaire, explique : "Tant qu'on ne se prend pas nos données dans "la gueule", on ne se rend pas compte à quel point on est espionnés et bien on continue à le faire. Mais moi, je ne suis pas prêt à jeter mon smartphone parce que je me rends compte que je suis espionné partout. Ça me fera faire quelques cauchemars mais je me dirai : "Bon, c'est tellement bien le smartphone." On est pris au piège avec ça, on est ravi d'avoir toutes ces technologies magnifiques quasi-gratuites mais en échange Google connaît tout sur moi et Google peut revendre à des gens que je ne connais pas mes données. [Dans cette série,] on montre [...] qu'on ne sait pas quoi faire. Il faudrait que ce soit la loi qui mette les limites de cet espionnage."

    La surveillance au nom de la sécurité

    Le problème, c'est que les algorithmes, en plus de nous faire suivre par les publicités, permettent aux gouvernements de nous surveiller. Bien évidemment, il s'agit de nous protéger des terroristes, des pédophiles, etc. Et, bien sûr, toutes les garanties constitutionnelles sont mises en place pour éviter tout débordement liberticide et anti-démocratique... Ainsi la présidente de la CNIL, Isabelle Falque-Pierrotin, concernant la loi sur le renseignement déclare : "S’il faut que nous ayons de nouveaux moyens de surveillance pour assurer notre sécurité, il faut que ces nouveaux moyens pour respecter les libertés soient entourés de garanties très fortes. Ça, je crois que la France l’a bien compris, les services l’ont bien compris, et le projet de texte va en ce sens." Elle a donc contredit l'avis officiel de la CNIL qui s’inquiétait que ce projet ouvre la porte à "l’aspiration massive et directe des données par les agents des services concernés sur les réseaux des opérateurs, par l’intermédiaire de la pose de sondes"...

    Et quand les géants du web, comme AOL, Apple, Dropbox, Evernote, Facebook, LinkedIn, Microsoft, Twitter et Yahoo ou Google, appellent les États à moins de surveillance et à plus de transparence, on est en droit de trouver savoureuse cette  situation d'une ironie rare.

    D'ailleurs, dans son documentaire Un œil sur vous, 
citoyens sous surveillance, Alexandre Valenti dénonce aussi bien les États que les grandes sociétés qui observent, contrôlent et analysent nos comportements. Il analyse une surveillance ciblée qui s’est transformée progressivement en une surveillance de masse à l’échelle planétaire. Celle-ci pénètre désormais notre vie privée. C'est une "techno-dictature" qui semble se dessiner au rythme des scandales et des polémiques, des écoutes totalitaires de la NSA  au traitement des données par Google ou Facebook : les choix de civilisation se font parfois à notre insu.

    Néanmoins, il existe des solutions pour rester plus ou moins anonyme, encore faut-il que les gens prennent conscience que ce n'est pas parce qu'"on n'a rien à cacher" (position forcément simpliste et erronée) qu'on doit être suivi, et qu'ils fassent l'effort de se renseigner (ce qui est assez simple) et, surtout, de mettre en place des stratégies d'anonymat (ce qui est plus compliqué). Quand on voit à quel point les citoyens américains (mais les Français sont les mêmes de ce point de vue-là) ignorent les problèmes soulevés par Snowden parce que ceux-ci sont complexes et techniques, on se dit que même avec l'aide d'humoristes tels que John Oliver, ce n'est pas gagné...

     

    Une autre option est de donner trop d'informations aux services de renseignement pour qu'ils soient noyés dans la masse. Il n'est pas sûr que ce soit efficace, mais au moins, cela permettra d'évoquer les problèmes sur les réseaux sociaux. Pour plus d'informations, voyez le plugin de Geoffrey Dorne. Cette proposition rappelle la position de l'artiste Hasan Elahi qui en 2003 a décidé d'enregistrer sa vie sur le net  car il avait été soupçonné à tort d’activités terroristes. Un article d'Owni datant de 2010 explique sa démarche et le cite : "Nous ne devrions pas craindre les systèmes de surveillance mais au contraire les embrasser pleinement. En embrassant le système et même en devenant le système, nous en prenons contrôle et lui dictons les directions qu’il doit prendre."

    Entre la réflexion ou le lolcat, le choix est vite fait !

    La plupart des usagers d'internet préfère faire circuler des millions de lolcats et "liker" des photos de chats (sans oublier les vidéos : quand un chat rencontre un dauphin et qu'ils se font des mamours, youtube sert de relais à cette vision idyllique du monde. C'est quand même mieux que de rappeler qu'une espèce animale ou de plante disparaît toutes les 20 minutes et que cette sixième crise d'extinction des espèces depuis la création de la terre "est bien au-delà des cinq majeures qui ont vu la disparition de beaucoup d'espèces") plutôt que de relayer des contenus faisant réfléchir, voire d'agir pour modifier notre monde.

    Une vision faussée

    Décidément, on est loin de l'utopie initiale, celle d'un monde sans frontière, permettant aux citoyens de tous les pays de se libérer et de s'élever intellectuellement et culturellement, celle d'un web social donnant corps et vie à des "intelligence collectives". Mais cette vision d'Internet était peut-être idéalisée depuis le début. En tous les cas, c'est ce qu'explique en 2010 le sociologue Dominique Cardon : "L’idée de communauté est, me semble-t-il, la force et la faiblesse de “l’esprit de l’internet”. Ce qu’il y avait de très beau et de très fragile dans l’idéalisation qui s’est construite à l’époque des fondateurs, c’était de revendiquer un monde dans lequel les règles d’interactions, l’autorité, le partage de la création soient le plus constamment ouverts possible… Mais en même temps, les pionniers de l’internet avaient des propriétés sociologiques très homogènes. Ils rêvaient d’une société réconciliée, universelle, abolissant les frontières entre les sexes, les âges et les catégories socio-professionnelles. Alors que, sociologiquement, elle rassemblait une “communauté” américaine, hypermasculine, blanche et très diplômée… [...]

    [Dans les prises de parole actuelles,] la plupart du temps, internet ne fait que reproduire des formes d’inégalités déjà présentes dans la vie sociale, auquel il peut apporter un petit correctif, seulement pour ceux qui savent faire montre d’habiletés, d’une sorte d’audace sociale pour élargir l’espace des connexions auxquelles ils sont destinés. [...] Ceux qui s’en tirent le mieux en multipliant les liens réciproques avec des univers de sensibilités différentes sont ceux qui savent entrer dans le jeu, jouer avec ses règles, débattre dans les arguments de leurs opposants. Les autres n’entrent pas dans le jeu et reste entre eux. Il y a quelques univers hype où l’on fait des connexions hétérogènes et surtout de nombreux petits espaces qui ne sortent pas de leur entre soi et qui n’ont pas les ressources sociales et politiques pour le faire. L’espace social est très fragmenté en ligne, mais il ne l’est pas moins que dans la vie réelle."

    Dans son livre La démocratie Internet. Promesses et limites paru en 2010, Dominique Cardon rappelle la règle des 1/10/100 : une fraction de contributeurs est très active, une petite minorité participe régulièrement et la masse n'apporte pas de contribution décisive. Mais selon lui les "participations minimes, comme la correction des fautes d'orthographe sur Wikipédia, la notation de la qualité des articles, voire la présence silencieuse d'utilisateurs inactifs, sont indispensables à la motivation des plus actifs". Et si les  "bavardages" sont beaucoup plus nombreux que les vraies "conversations", c'est parce qu'internet s'est massifié. Espérons avec Dominique Cardon que cela n'a pas détruit l'opportunité démocratique et créatrice qu'offre le web.

    Et pour se rappeler de l'idéal que constitue Internet, regarder le documentaire de Sylvain Bergère de 2013, Une Contre histoire de l'internet, est utile. Il porte sur ses concepteurs et sur les hacktivistes.

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