• La morale du regard

    Les films évoquant la religion, la politique, le sexe ou la violence font souvent l'objet de polémique à leur sortie. À chaque fois, un certain nombre de personnes leur reprochent leur amoralité. Pourtant celle-ci ne tient pas tant à leur sujet qu'à la façon dont est filmé celui-ci.

    Fenêtre sur cour, Alfred Hitchcock

    Contrairement à ce que pensent certains, on peut tout filmer. Mais pas n'importe comment. Comme le rappelle le critique Pierre Murat "rien ne se filme impunément : un cinéaste est responsable de ses images. On appelle ça la « morale du regard »". Et pour appuyer son point de vue, il donne deux exemples : "Quand Michael Winterbottom, dans Butterfly Kiss, suit l'errance d'une serial killer lesbienne, sadomaso et folle d'un dieu dévoyé (ce qui fait tout de même beaucoup !), sa caméra, sans s'apitoyer jamais, est si tendre qu'elle crée, autour de ce personnage a priori répugnant, le trouble et le mystère. Quand Chabrol, dans La Cérémonie, fait massacrer ses bourgeois par Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire, pas un instant, ­ parce que Chabrol a un point de vue et s'y tient, ­ sa caméra ne verse dans la complaisance."

    Olivier Barlet en 2005 dans son article "Quelle morale de l'image ?" se demandait : "Où est la mise à distance qui permet de clarifier les contextes ? Où est la symbolisation qui permet de comprendre le réel à travers un filtre artistique et non de le prendre en pleine face sans pouvoir réagir ? Il n’y a pas d’irreprésentable mais s’il est une question légitime, c’est bien celle de la nécessité, qui ne peut se résoudre que dans le collectif : quel intérêt pour la communauté rassemblée dans le spectacle du cinéma ? Là encore, quel est le sens de l’émotion partagée ? Pour citer [le critique Jean-Michel] Frodon [dans l'article « L’horizon éthique » des Cahiers du Cinéma n°596 décembre 2004] : « Il n’y a pas d’infilmable dans l’absolu, mais tout film, toute séquence, tout plan appelle et appellera sans fin le jugement de chacun quant à la manière dont il entreprend de le mobiliser (catharsis) ou de l’immobiliser (sidération, assouvissement de la pulsion). » "

    De fait, la véritable obscénité et la vraie pornographie au cinéma, c'est le fait d'"esthétiser l'horreur" comme le disait Jean-Luc Godard pour qui "le travelling est une affaire de morale". En effet, soit le cinéaste permet au spectateur de réfléchir de manière autonome, soit il ne souhaite que lui faire vivre des émotions, le rendant prisonnier de celles-ci. D'où de nombreux débats autour de films comme  Salò ou les 120 journées de Sodome de Pasolini dont la la violence est jugée par certains comme insoutenable puisque des scènes représentent des viols, montrent la torture, la scatologie et des meurtres. Néanmoins, si ce film est malgré tout considéré comme un chef d’œuvre, c'est parce que Pasolini a volontairement installé une distance avec l'horreur qu'il filmait, par exemple en faisant voir les dernières scènes à travers des jumelles.

    Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini

    Comme l'explique le critique Julien Grimaud, "l'horreur de Salò n'est pas l'étalage complaisant de l'atrocité, sa pornographie. L'horreur de Salò, c'est celle d'une humanité narcissique qui se révèle sous les traits du bourreau et de sa victime ; l'horreur de Salò c'est son humanité, car rien de ce que fait l'homme ne lui échappe et rien de ce qu'il porte à l'écran ne lui est étranger !"

    La "morale du regard" et donc de l'image, le réalisateur Jacques Rivette l'a définie en 1961 dans une critique qui a fait date : "De l'abjection", publiée dans le numéro 120 des Cahiers du cinéma. Il y critiquait un film qui sans lui serait en grande partie oublié, Kapo, réalisé par Gillo Pontecorvo, première fiction traitant des camps de concentration nazis. Si sa critique n'est pas exempte de défauts, elle a le mérite de mettre en avant un point essentiel : ce qui importe, c'est la façon de filmer.

    "Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est difficile, lorsqu’on entreprend un film sur un tel sujet (les camps de concentration), de ne pas se poser certaines questions préalables ; mais tout se passe comme si, par incohérence, sottises ou lâcheté, Pontecorvo avait résolument négligé de se les poser.

    Par exemple, celle du réalisme : pour de multiples raisons, faciles à comprendre, le réalisme absolu, ou ce qui peut en tenir lieu au cinéma, est ici impossible ; toute tentative dans cette direction est nécessairement inachevée (« donc immorale »), tout essai de reconstitution ou de maquillage dérisoire et grotesque, toute approche traditionnelle du « spectacle » relève du voyeurisme et de la pornographie. Le metteur en scène est tenu d’affadir, pour que ce qu’il ose présenter comme la « réalité » soit physiquement supportable par le spectateur, qui ne peut ensuite que conclure, peut-être inconsciemment, que, bien sûr, c’était pénible, ces Allemands quels sauvages, mais somme toute pas intolérable, et qu’en étant bien sage, avec un peu d’astuce ou de patience, on devait pouvoir s’en tirer. En même temps chacun s’habitue sournoisement à l’horreur, cela rentre peu à peu dans les mœurs, et fera partie bientôt du paysage mental de l’homme moderne ; qui pourra, la prochaine fois, s’étonner ou s’indigner de ce qui aura cessé en effet d’être choquant ?

    C’est ici que l’on comprend que la force de Nuit et Brouillard [documentaire réalisé par Alain Resnais  en 1956 traitant de la déportation et des camps d'extermination nazis de la Seconde Guerre mondiale] venait moins des documents que du montage, de la science avec laquelle les faits bruts, réels, hélas ! étaient offerts au regard, dans un mouvement qui est justement celui de la conscience lucide, et quasi impersonnelle, qui ne peut accepter de comprendre et d’admettre le phénomène. On a pu voir ailleurs des documents plus atroces que ceux retenus par Resnais ; mais à quoi l’homme ne peut-il s’habituer ? Or on ne s’habitue pas à Nuit et Brouillard ; c’est que le cinéaste juge ce qu’il montre, et il est jugé par la façon dont il le montre.

    Autre chose : on a beaucoup cité, à gauche et à droite, et le plus souvent assez sottement, une phrase de Moullet : la morale est affaire de travellings (ou la version de Godard : les travellings sont affaire de morale) ; on a voulu y voir le comble du formalisme, alors qu’on en pourrait plutôt critiquer l’excès « terroriste », pour reprendre la terminologie paulhanienne. Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris.

    On nous les casse depuis quelques mois avec les faux problèmes de la forme et du fond, du réalisme et de la féerie, du scénario et de la « misenscène », de l’acteur libre ou dominé et autres balançoires ; disons qu’il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c’est le ton, ou l’accent, la nuance, comme on voudra l’appeler – c’est-à-dire le point de vue d’un homme, l’auteur, mal nécessaire, et l’attitude que prend cet homme par rapport à ce qu’il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses : ce qui peut s’exprimer par le choix des situations, la construction de l’intrigue, les dialogues, le jeu des acteurs, ou la pure et simple technique, « indifféremment mais autant ». Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement, la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question, et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l’on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo et ses pareils sont le plus dépourvus.

    Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer par un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables. [...] Il ne peut y avoir d'absolu de la mise en scène, car il n'y a pas de mise en scène dans l'absolu [...]."

    Le critique Serge Daney a longuement commenté cette critique de Rivette, expliquant entre autres que "ce travelling était immoral pour la bonne raison qu'il nous mettait, lui cinéaste et moi spectateur, là où nous n'étions pas. Là où moi, en tout cas, je ne pouvais ni ne voulais être. Parce qu'il me « déportait » de ma situation réelle de spectateur pris à témoin pour m'inclure de force dans le tableau. Or, quel sens pouvait avoir la formule de Godard, sinon qu'il ne faut jamais se mettre là où on n'est pas, ni parler à la place des autres."

    Il explique aussi que la télévision est un monde "où l'altérité a à peu près disparu, il n'est plus de bonnes ni de mauvaises procédures quant à la manipulation de l'image. Celle-ci n'est plus jamais « image de l'autre » mais image parmi d'autres sur le marché des images de marque. Et ce monde qui ne me révolte plus, qui ne provoque en moi que lassitude et inquiétude, est très exactement le monde « sans le cinéma ». C'est-à-dire sans ce sentiment d'appartenance à l'humanité à travers un pays supplémentaire, appelé cinéma. Et le cinéma, je vois bien pourquoi je l'ai adopté : pour qu'il m'adopte en retour. Pour qu'il m'apprenne à toucher inlassablement du regard à quelle distance de moi commence l'autre." C'est pour cette raison que la beauté absolue et le culte de la belle image sont les pires ennemis du cinéma.

    « Sutures, David SmallDistinguer causalité et corrélation pour ne pas se faire manipuler »

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