• Un flot d'informations vides, rapides, insipides

    Entre les chaînes d'info continue qui servent en boucle les mêmes nouvelles sans les analyser, les réseaux sociaux qui relaient celles-ci en boucle, on se retrouve de plus en plus à crouler sous une montagne d'information vide de sens, sans esprit critique et décérébrante.

     

    Un flot d'informations vides, rapides et insipides

    Scoops et dérapages

    Les dérives de l'information continue sont bien connues : pour être les premiers à révéler un scoop qui attirera le public et donc les recettes publicitaires, les chaînes d'information continue ne vérifient pas toujours de l'information et leurs sources, voire font des révélations qui posent problème, diffusent des images à sensation. Sans compter que comme les téléspectateurs zappent vite, les analyses sont rares et jamais approfondies et l'absence de mise en perspective est la règle.

    Parfois, les fausses informations font sourire. Ainsi quand BFMTV pour évoquer la rentrée des enfants en septembre 2015 - marronnier incontournable et évidemment essentiel pour que les gens comprennent comment va le monde, qui ouvre souvent le JT de 13h, voire de 20h sur toutes les chaînes -, va dans une famille pour filmer en direct le petit-déjeuner, le reporter nous présente le petit Raphaël, qui prépare sa rentrée à la crèche en tachant sa chemise de confiture, la jeune Léonie qui s’apprête à entrer en maternelle et… un grand garçon avec son doudou. Il s'agit en fait d'un canular de Bertrand Chameroy. Mais comme c'est un direct et que rien n'a été préparé, ce "reportage" de 50 secondes continue jusqu'à la fin !

    Parfois, les faux scoops sont plus graves déontologiquement, ainsi lors de l'affaire Merah. En mars 2012, Mohammed Merah a assassiné sept personnes et fait six blessés. Il est finalement abattu au terme d'une tentative d'interpellation par le RAID qui a duré 32 heures. Il va de soi que lors de ces 32 heures de siège les chaînes d’info, sites internet et JT ont fait de très bonnes audiences. En effet, elles ont été suivies en direct par des millions de téléspectateurs et d’internautes, comme hypnotisés. Mais 32 heures de direct implique des dérapages, surtout quand il ne se passe pas grand chose pendant plus de trente heures ! Alors lorsqu'une fusillade éclate, l'emballement médiatique se déclenche : BFMTV, puis ITélé, mais aussi les sites du Huffington-Post et d'Atlantico annoncent que le tueur est arrêté. Puis se rétractent quelques minutes plus tard. D'où la formule d'anthologie d'un envoyé spécial de BFMTV : "Je vous confirme mes informations contradictoires".

    Télérama, qui est revenu avec beaucoup d'humour sur ce dérapage, propose un schéma explicatif :

    Télérama, 21/03/2012

     Mais le vrai problème n'est pas tant ce faux scoop repris en boucle, c'est bien plutôt l'absence d'analyse qui a dominé durant toute cette affaire. Et si BFMTV s'est particulièrement illustré dans ce domaine, les autres sources d'information continue n'ont pas été en reste, sauf exception. C'est ce qu'explique fort bien un article de Daniel Schneidermann le 23 mars 2012 : "Tuerie de Toulouse : retour sur le travail de décervelage de BFM-TV". Dans celui-ci, cet analyste des médias revient sur le "travail structurel, permanent, de décervelage auquel pousse la couverture non-stop, en direct, de l’événement".

    Sociologue des médias, professeur à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle, Divina Frau-Meigs partage le même avis. Elle rappelle qu'après la couverture des attentats du 11 Septembre 2001, durant laquelle les chaînes ont "repass(é) en boucle 72 heures d’affilées les mêmes images", "il avait été décidé par les chaînes de faire le moins de couverture pour faire le moins de pub à ce genre d’événements. Encore une fois (lors de l'affaire Merah), on s’est retrouvé pris dans une logique de scoop qui fait que l’éthique est mise de côté. La volonté de l’information à chaud a joué en faveur du terroriste comme de ceux qui veulent une réaction sécuritaire. Les médias ont été instrumentalisés".

    "Les médias restent sur des approches immédiates, émotionnelles, ce qui bloque tout raisonnement logique, discursif, interprétatif, qui fait que la mort de cet homme (Mohammed Merah) prend des allures de tsunami", ajoute-t-elle dans son interview pour Ouest-France le 24 mars 2012.

    Dans une interview, donnée au Monde le 2 mai 2012, le sociologue des médias Jean-Louis Missika explique que "le problème est que les chaînes tout info en veulent toujours plus, et, pour faire de l'audience, elles créent et survendent elles-mêmes des événements, même si cela ne se justifie pas. Elles sont dans l'instantané, à la différence d'un "20 heures" qui peut se préparer tout au long de la journée, et elles usent les thèmes et les sujets". De même, "Twitter génère un climat d'opinion instantanée. [...] Les réseaux sociaux accentuent cette impression de temps réel, de vitesse et d'oubli que l'on ressent avec les chaînes info". Donc "il y a [...] une convergence entre le message et la réaction au message. Comme si le temps de l'imprégnation et de la mise à distance de l'information devait absolument disparaître. Chaque événement chasse l'autre, l'oubli fait partie du jeu".

    Attente des journalistes devant l'immeuble de Merah, mars 2012

    Montrer le monde en 1 minute 30 chrono

    Les journaux télévisés, sur les chaînes d'information continue comme sur les autres chaînes, par peur du zapping des téléspectateurs, ont des sujets qui durent en moyenne 1 minute 30. Comment dans ce laps de temps peut-on analyser réellement ce qui se passe, par exemple, en Corée du Nord ?

    Plus proche de nous, Gilles Balbastre, un journaliste, analysait en 1995 comment un accident survenu à l’usine Metaleurop dans le Pas-de-Calais était appréhendé par des journalistes de France 2 - ordre leur avait été donné de faire du "spectaculaire", car les raisons techniques expliquant cet accident, on "s'en fou(t) complètement". Du coup, impossible de savoir pourquoi cette entreprise a connu deux graves accidents en deux ans, l'un en 1993 qui a fait dix morts et l'un en 94 qui a tué un salarié. Impossible aussi de parler de la vie des ouvriers :

    "Nous ne parlons pas de ça non plus : de la vie de ces ouvriers qui travaillent dans des conditions dures, dans la chaleur dégagée par les fours, dans une fumée oppressante. O.E. (la collègue de Gilles Balbastre) me racontait que cet été, elle avait été frappée par la résignation de tous ces ouvriers et aussi par celle des familles, qui venaient par dizaines attendre, comme à l’époque de la mine, la liste des morts. Et de cela, elle n’avait pas fait de sujet. Nous étions partis pour ne pas en parler une fois de plus. Pensez-vous, en 1 min 30, il faut aller à l’essentiel."

    Metaleurop Nord

    Résultat dans les journaux de France 2 : "Notre sujet fait 1 min 45 et comprend des images de l’accident d’aujourd’hui et de juillet 1993, l’interview du directeur et celui du syndicaliste." En revanche, les journalistes de la presse régionale écrite ont fait leur travail : "la lecture de l’accident de Metaleurop dans la presse régionale (Voix du Nord et Nord Eclair) me fait mesurer la distance qui existe entre la presse écrite et la presse audiovisuelle. La Voix du Nord consacre une pleine page à l’accident avec des réactions et des questions. Du reste la presse écrite régionale continuera de parler de l’accident pendant plusieurs jours."

    Quant à France Info, elle a diffusé en boucle la nouvelle de l'accident, mais "toujours sans aucun développement".

    Gilles Balbastre, désabusé, écrit : "Je n’ai pas vraiment l’impression de rendre compte de ce qui se passe dans cette région. En fait je pense que pour faire un sujet, il faut si possible qu’il n’y ait pas trop de recherches. Il faut donc que ce ne soit pas trop compliqué à comprendre. L’idéal est donc un bon vieux fait divers."

    C'est d'ailleurs ce que propose Jean-Pierre Pernaut depuis 1988 dans son journal de 13h sur TF1. Gilles Balbastre a discuté avec un des journalistes de terrain qui prépare des sujets pour ce JT. Il rend compte de sa discussion sur sa façon de travailler : "Pernaut lui a plus ou moins imposé le micro-trottoir. Il a conscience de la légèreté de son travail et précise que ce n’est pas la première fois que cela lui arrive. La plupart des demandes de ses chefs se font en milieu de matinée pour l’édition de 13h du jour même. Résultat, il lui arrive bien souvent de tourner ses sujets en moins d’une heure. Cela donne au reportage un côté très « people »" D'ailleurs Jean-Pierre Pernaut revendique son populisme : "Il faut savoir à qui l’on s’adresse. Nous, nous visons les habitants des petites villes et des villages. Pour cette raison, nous éloignons le journal de l’institutionnel. Quand un gouvernement annonce une augmentation du minimum vieillesse, nous n’allons pas interviewer le ministre, mais les personnes âgées. Notre ambition : la proximité." Pour le journaliste Jean-Luc Porquet, Pernaut "offre aux téléspectateurs une France de rêve [...]. Il rassure, il endort, il calme les inquiétudes". De ce fait l'article que lui consacre Wikipédia est composé pour moitié de critiques de ce journalisme qui a inspiré Bienvenue au Groland (critiques qui gênent Pernaut puisque de nombreuses fois TF1 a tenté de les éliminer, en vain comme le montre un article d'Owni de 2012).

    Jean-Pierre Pernaut et wikipédia : dessin sur Owni

    Finalement, Gilles Balbastre explique : "En règle générale, la télévision sort peu d’affaires, comparée à la presse écrite, (Rainbow Warrior, sang contaminé, financement des partis, etc.). Cela serait trop long à analyser ici. Mais en dehors du fait que la télé est excessivement attentiste, il existe certaines raisons d’ordre technique qui pourrait expliquer ce retard de réaction. Par exemple la difficulté à illustrer un sujet est un handicap qui peut retarder la divulgation d’une affaire. D’autre part, un journaliste en télé n’évoquera l’existence de certains documents, que s’il peut les montrer à l’image. Il n’est pas toujours évident d’expliquer en 1 min 30 une affaire compliquée. Il est souvent difficile de trouver des interlocuteurs qui veulent bien parler devant une caméra, même en contre-jour ou avec le visage mosaïqué, (alors qu’il est courant pour un journaliste de presse écrite de citer un interlocuteur tout en préservant son anonymat). Par contre, il est à noter qu’une affaire ne devient vraiment une affaire que si elle est reprise par la télévision et de préférence par le « 20h »."

     Information et démocratie

    Les directs s'éternisant en période de crise hypnotisent les gens qui ne peuvent s'empêcher de les regarder, alors même que ces directs sont inutiles voire dangereux. C'est ce qu'analyse Daniel Scheidermann dans un article du 22 février 2015 de Libération, paru suite aux attentats de janvier 2015 : "Qu’est-ce qui justifie que les citoyens soient informés seconde par seconde d’une prise d’otages ? Au cours des longues heures où il ne se passe rien, l’information est sans intérêt. Et quand se déroulent les opérations actives, la diffusion en direct risque de les entraver. En quoi l’interminable attente collective, fusionnelle, familiale d’un assaut policier bénéficie-t-elle au débat démocratique ?"

    Pourtant certains journalistes résistent à la course au scoop, ainsi Xavier de Moulins qui anime le JT de M6, lors des attentats de janvier 2015 n'a pas informé en continu mais a préféré allonger ses éditions. Sans doute parce qu'il sait que les chaînes d'information en continu mettent au courant les gens, mais ne les informent pas. Ce que confirme sans fausse honte Rupert Murdoch, patron de Fox News : "We are in the entertainment business".

    Comme l'analyse très bien le journaliste Marc-Olivier Bherer "les chaînes d'information n'ont jamais eu la prétention d'être une agora où le débat se poursuivrait dans la recherche du bien commun. Elles cherchent à dégager des profits. Une certaine dramatisation de l'information apparaît donc la meilleure façon de ferrer le téléspectateur. CNN ne fait peut-être pas dans la politique à outrance et, comparativement à ses concurrents, privilégie une présence sur le terrain. Mais la chaîne d'Atlanta pratique elle aussi l'exubérance. Sanjay Gupta est médecin et reporter. Lorsqu'il est envoyé par CNN sur le théâtre d'une catastrophe ou d'opérations militaires, il ne craint pas de mener des activités médicales devant la caméra pour illustrer son propos et montrer quelle peut être la situation. Il l'a notamment fait en Haïti, au lendemain du tremblement de terre qui a secoué l'île le 12 janvier 2010. Ce mélange des genres en inquiète plusieurs. Bob Steele, du Poynter Institute, l'un des instituts de recherche sur la presse le plus prestigieux aux États-Unis, y voit un effort plus « marketing » que journalistique".

    Journaliste et Médecin Sanjay Gupta s'occupant d'un enfant au Haïti, CNN, 2010

    Pour Jean-Louis Missika, "le temps réel, le direct ont pris le dessus et sont devenus la norme médiatique - avec les chaînes d’information continue qui fixent le tempo. Les médias lents eux-mêmes, comme la presse écrite, ont créé des fils d’info en direct sur Internet, participent ainsi à ce spasme émotionnel. Les médias sont transformés en une machine à fabriquer de la tension dramatique, sous le diktat de l’émotion". Il ajoute dans son interview à l'Express du 27 mars 2012 : "Les médias (sont) transformés en une machine à fabriquer de la tension dramatique, (ne sont) plus un vecteur d’information mais d’émotion au point que nous (cessons) d’être dans une démocratie d’opinion pour nous immerger dans une démocratie d’émotion. Comme si la faculté d’émouvoir absorbait la faculté de juger".

    C'est en partie pour cela que certains journalistes profitent de la liberté laissé par le Net pour publier de longs articles fouillés. C'est le cas par exemple de Frédéric Potet qui publie des articles dans le blog du Monde "Une année en France". Il est ainsi revenu sur la fermeture sauvage de Metaleurop et sur le devenir de ses salariés dix ans après que la fonderie de Metaleurop Nord avait laissé "brutalement sur le carreau 811 salariés, à la suite de l’annonce – par un simple communiqué – de sa maison mère, Metaleurop SA, de ne plus assurer son fonctionnement". Il a pris le temps d'enquêter et d'interviewer longuement des gens à qui on donne rarement la parole.

    Jean-Luc Demartez, au pied du terril de Metaleurop. 2013 (Photo : Richard Baron/Lightmotiv pour Le Monde)

    D'autres journalistes ont écrit des romans, la fiction leur permettant de développer longuement un thème et de toucher le public. Ainsi, le roman Jungle du journaliste et romancier américain Upton Sinclair, paru en 1905, a-t-il obligé le gouvernement américain a mettre adopter la Loi sur l'inspection des viandes (Meat Inspection Act) et la Loi sur la qualité des aliments et des médicaments de 1906 (Pure Food and Drug Act), qui institue également le Bureau de chimie (rebaptisé en 1930 Food and Drug Administration, « Agence des produits alimentaires et médicamenteux ») qui existent toujours.

    Abattoirs de Chicago

    Pour la même raison des photographes reporters ont publié des livres de photographies sur un thème pour toucher l'opinion public. Par exemple, le photo-reporter Philip Jones Griffiths a fait paraître en 1971 Vietnam, Inc. Ce livre est composé de photographies prises au Vietnam de 1968 à 1971. Il montre aussi bien la vie quotidienne des Vietnamiens que des photographies de la guerre opposant les Vietnamiens aux Américains. Il a aidé à retourner l’opinion publique américaine contre l'engagement de l'armée américaine au Vietnam.

    Philip Jones Griffiths, Vietnam, Inc.

    Comme quoi les journalistes, quand ils prennent le temps de faire des reportages au long cours et qu'ils peuvent les diffuser auprès du plus grand nombre, peuvent changer la société. À condition, évidemment que les citoyens se sentent concernés et fassent pression sur leur gouvernement de manière à démentir la fameuse devinette "quelle différence y a-t-il entre une démocratie et un régime autoritaire ? Aucune ! Dans un régime autoritaire, tu ne ne peux rien dire, dans une démocratie tu peux tout dire, mais tout le monde s'en fiche !"

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  • Commentaires

    1
    Lundi 2 Novembre 2015 à 15:15

    Bonjour

    Bel article

    Je repasserais vous voir

    Riri

    Délivreur d'informations vu nulle parts ailleurs
    http://riri-linventeur.wix.com/les-debrouillards

      • Mercredi 4 Novembre 2015 à 13:27

        Merci à vous, j'aime bien votre site, en particulier le pédalier vertical, le casse-noix industriel et les tracteurs...

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