• Le street art ou "comment révéler la réalité du lieu"

    Le street art est protéiforme, inclassable :

    • il emploie des techniques extrêmement variées : des graffitis, des pochoirs, des mosaïques, des stickers, des affiches, des projections vidéo, des installations, et même du tricot (yarn bombing) ou du ruban adhésif (tape art) ;
    • certains de ses artistes sont figuratifs, d'autres abstraits ;
    • et il ne doit pas être confondu avec les graffitis. John Fekner, artiste influent de l'art urbain, explique que le street art, c'est "tout art dans la rue qui n'est pas du graffiti"... C'est de l'art créé illégalement dans l'espace public et non de simples inscriptions ou dessins griffonnés sur des murs ou sur les parois de monuments publics.

    John Fekner, 1980, Bronx

    Des œuvres révélatrices

    L'art urbain, ou le street art, existe depuis les années 1960. C'est une façon de s'approprier les rues, de "révéler en quelque sorte la réalité du lieu. C’est le fruit d’une réflexion qui veut prendre en compte tout ce qui ne se voit pas d’emblée mais qui est là, l’espace, la lumière, la texture du mur. C’est, en même temps, tout ce qui appartient à l’histoire, à la mémoire, aux traces", analyse Ernest Pignon-Ernest dans une interview, qui depuis 1966 transforme les rues en musées provisoires.

    Le street art ou "comment révéler la réalité du lieu"

    Il s'agit aussi de dénoncer une société moderne injuste ou immorale, de la tourner en dérision, une manière également d'exprimer des émotions, de permettre à tout un chacun d'être touché par l'art. Une "ruée vers l'art", comme le proclamait une affiche de Speedy Graphito dans les années 80.

    Affiche de Speedy Graphito, 1985

    C'est une façon de faire voir un leu autrement : "si je [...] faisais [mes dessins] plus grands ou plus petits, ça serait comme des dessins exposés dans la rue. Là l’idée c’est qu’ils s’inscrivent dans la rue, qu’ils en fassent partie, en inscrivant dans le lieu le signe humain", explique Ernest Pignon-Ernest.

    Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest, 1978 : "Ces images sont imprimées en sérigraphie, en noir, simplement et sans tramage, sur un papier très ordinaire, du papier journal récupéré des chutes de rouleaux sortis vierges des rotatives. Quand on rencontre cette image dans la rue, cette pauvreté, cette vulnérabilité du papier est évidente. Même sans y penser tout à fait, de la même façon que l’on reçoit le dessin, on en perçoit son caractère éphémère, sa fragilité. Sa disparition est inscrite dans l’image même, elle en est – autant que ce qui compose le dessin – un des éléments suggestifs et poétiques, peut-être ce qu’il y avait de plus rimbaldien dans cette intervention."

    Une prise de risque

    Cette démocratisation illégale de l'art, certains la considèrent comme du vandalisme. Ce n'est pas pour rien que l'on parle de guerilla art au Royaume-Uni. De ce fait, dans le street art, la démarche artistique est aussi importante que le message et l’œuvre elle-même. Ainsi, Yescka préfère-t-il les pochoirs (ou stencils) que l’on peut rapidement reproduire à moindre coût. Cette préférence prend tout son sens quand on sait qu'il œuvre au Mexique où il critique ceux qui détiennent le pouvoir – officiels ou non, comme les cartels de la drogue ou encore les médias officiels.

    Yescka qui ose dénoncer la drogue dans un pays où les cartels sont tout puissants. 2012

    Quand la contestation et la poésie rencontrent le succès

    Le succès du street art auprès du grand public repose parfois (souvent ?) sur des malentendus : beaucoup apprécient des œuvres décalées, humoristiques, colorées, surprenantes, sans s'intéresser à leur aspect iconoclaste, à leur portée originale, anticonformiste, voire contestataire, comme en témoigne entre autres l’œuvre de Miss.Tic : "les images de femmes que je représente sont issues des magazines féminins, je les détourne. Je développe une certaine image de la femme non pour la promouvoir mais pour la questionner. Je fais une sorte d’inventaire des positions féminines. Quelles postures choisissons-nous dans l’existence ?"

    Miss.Tic, 1994

    Or c'est l'essence même de l'art urbain comme le montre une déclaration modeste de l'un des pionniers de cet art, Gérard Zlotykamien : "Je ne dis pas que c'est beau, ce que je fais, mais je le fais avec honnêteté. Je ne suis pas traître à moi-même, comme on l'est quand on fait du baratin".

    Gérard Zlotykamien, "éphémère" bombé dans le trou des Halles dans les années 70, hommage aux êtres disparus, évoquant les irradiés d’Hiroshima, les ombres humaines qui se sont imprimées sur les murs après l’explosion.

    Néanmoins, il est toujours miraculeux que des artistes sensibles rencontrent le succès dans le monde entier. Ainsi celui de Vhils qui "retire pour révéler", gravant des visages immenses à l'aide de burin, mais aussi de marteau-piqueur, d'explosif ou bien encore d'acide...

    Vhils - tunnel passant sous la gare de Waterloo à Londres. 2008. (yoyolabellut)

    Dans un genre radicalement différent, Mark Jenkins moule des formes avec du ruban adhésif et les installe au gré des hasards urbains. Qu'elles soient réalistes ou non, l'objectif est toujours le même : faire réagir les passants, "crée[r] un battement de cœur visuel dans la ville pour ceux qui y vivent et ne cherche pas à nous vendre quelque chose".

    Mark Jenkins : installations à Barcelone ; à Washington D.C. (Storker Project)

    Le street art dans les musées

    Si elle se situe d'abord en dehors des musées et des institutions sociales du monde de l’Art, cela n'a pas empêché la récupération par le marché de l'art d’œuvres au départ gratuites, éphémères et généralement créées dans l'urgence. C'est ce qu'explique l'épisode 4, "Wall street", de la très bonne série sur le street art, Ceci n'est pas un graffiti.

    C215, pochoiriste français, explique que "le street art est une parodie du graffiti [... puisque] par nature, l'artiste même quand il conteste le système, fait partie du système et tend à être assimilé par le système. C'est son fantasme inavoué : il n'y a pas un seul artiste alternatif qui ne rêve pas de finir sur les pinacles des grands musées".

     Pochoir de C215, au 201 la rue Gabriel Peri à Vitry-sur Seine. 2009 - façade repeinte depuis.

    Mais si d'aucuns estiment ce mouvement logique et utile, d'autres le déplorent et craignent que la créativité ne s'éteigne. Pascal Feucher, directeur du lieu alternatif Urban Spree, en est sûr : "La récupération ne fera que créer un phénomène comparable à l’académisme du XIXe siècle, c’est-à-dire des artistes pompiers, récupérés par des politiques, qui finalement ne produisent pas grand-chose d’intéressant".

    "Je n'arrive pas à croire que des connards comme vous achètent vraiment ce genre de merdes", Bansky, 2007

    Le street art et les marques

    L'art urbain a souvent détourné les marques, les affiches, les logos et les slogans publicitaires pour dénoncer les multinationales, l'invasion de la rue par le capitalisme marchand avec des visuels agressifs pour tous ceux qui n'en voulaient pas. Bansky, qui est l'artiste le plus célèbre du street art - bien que son identité soit toujours inconnue -, a même inventé un terme pour cette lutte : le Brandalism, c'est-à-dire “le vandalisme des marques”. Un collectif de plus de 80 artistes, créé en 2012 s'appelle ainsi. "Brandalism part de la conviction démocratique que la rue est un espace de communication, qui appartient aux citoyens et aux communautés qui y vivent. Il constitue une rébellion contre l'assaut visuel des géants des médias et des dirigeants de la publicité", expliquent-ils.

    Un des 600 panneaux publicitaires détourné par le collectif "Brandalism" pour dénoncer les "mensonges" des grandes enseignes, sponsors de la COP 21. 2015

    Une façon de dénoncer le consumérisme qui aliène les gens et les conduit à leur perte. "L'industrie de la publicité fait pression quand elle manipule nos besoins et nos envies. La pression d'avoir les dernières baskets, fringues et téléphones [...] Je suis un être humain, pas un consommateur. Alors en reprenant ces panneaux, nous reprenons juste ces espaces", explique Bill Posters, l'un des activistes de Brandalism.

    "Shop til you drop", Bansky, novembre 2011 - à quelques mois de l'ouverture des jeux de Londres, pcochoir réalisé sur un immeuble de bureaux situé dans un haut lieu de la consommation londonienne.

    Problème pour cet art au départ rebelle, certains n'hésitent pas à collaborer avec des marques et à utiliser leur talent pour faire de la publicité.

    Mathieu Bories, dit "Mateo", a créé cette oeuvre dans le 10e arrondissement parisien pour Seat à l’occasion du lancement de son nouvel SUV urbain, baptisé "Arona". 2017.

    Il n'est sans doute pas inutile de rappeler que Bansky déclarait ironiquement : "Les gens reprochent au street art d'être laid, irresponsable et puéril. Mais ça, ce n'est vrai que s'il est bien fait". Peut-être faut-il se méfier des faiseurs doués qui ne s'intéressent qu'à l'esthétique - et à l'argent -, à ceux qui créent des "des escroqueries visuelles" pour reprendre une expression d'Ernest Pignon-Ernest...

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    « "Il faut apprendre partout où c'est possible", Václav HavelLoyauté des plateformes, vraiment ? »

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