• La fraternité malgré tout

    "Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance", disait Albert Camus en 1957, en recevant le prix Nobel de littérature.

    Dessin fait suite aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris

    Charles Renouvier, en 1848, dans le Manuel républicain de l’homme et du citoyen, écrivait : "la fraternité est un sentiment qui nous porte à ressentir les mêmes joies et les mêmes peines comme si les hommes n’en faisaient qu’un ; ainsi ceux-là sont des frères qui veulent partager les souffrances des uns des autres et qui dirigent leur force à se rendre mutuellement heureux". Et Renouvier ajoutait : "quelqu’un qui ne pratique pas la fraternité est exposé à devenir injuste".

    Dans "Penser la fraternité", Bruno Mattéi rappelle que dans les moments dramatiques le mot fraternité revient dans les discours. "La fraternité fait retour lorsque le lien social humain paraît miné par ses propres insuffisances, négligences, contradictions et laisse subodorer un possible naufrage collectif". Même si "cette fraternité fugace, plus émotionnelle qu’autre chose n’a en rien inspiré un plus de fraternité réelle dans la société" : le racisme continue de progresser et la République n'est pas plus égale et ne favorise pas davantage la liberté qu'avant les manifestations fraternelles qui ont rappelé en avril-mai 2002 ou en janvier 2015 que nous sommes une nation unie qui ne bradera pas ses valeurs face à l'adversité.

    Mais la fraternité ce n'est pas ressentir ce que ressent l'autre - chose impossible par essence. "La fraternité me parle de l’autre, de l’exposition à l’autre, du risque de l’autre et du possible qui en résulterait, mais qui pour toute conscience est source d’effroi, comme l’angoisse d’un gouffre ou d’un abîme et de l’imaginaire qui l’accompagne. [...] Nous sommes dans la quasi incapacité de rencontrer l’autre dans sa dissemblance, tellement celle-ci nous effraie : au point que nous n’avons pas encore inventé d’autres parades que de nier l’altérité par toute sorte de processus d’appropriations, fusions, dominations, violences", écrit encore Mattéi. Il propose donc un travail de longue haleine pour nous permettre "de nous « ressentir comme humain » selon l’expression de Kant. Ce qui est la condition de possibilité pour que la fraternité prenne sens et anime un projet commun. Il s’agit de semer, de cultiver et d’entretenir tous les affects qui permettront de nous relier. Ces affects on pourrait les nommer : la confiance, la bienveillance, la bonté, la générosité, l’amour, [...] la solidarité, [...] sachant aussi que ces affects ont leur advers[ité] à traverser : la méfiance, la peur, l’angoisse, l’égoïsme, la comparaison haineuse, la haine, l’indifférence…". Ainsi, "la fraternité, ce n’est plus vivre à côté des autres, ni parmi les autres ni dans la société mais solidairement avec les autres, qu’ils soient proches ou lointains" (Eric Lowen). 

    Y arriver demande du temps, car comme l'expliquait Albert Einstein dans une lettre de 1950 : "Un être humain est une partie d'un tout que nous appelons Univers. Une partie limitée dans le temps et l'espace. Il s'expérimente lui-même, ses pensées et ses émotions comme quelque chose qui est séparé du reste, une sorte d'illusion d'optique de la conscience. Cette illusion est une sorte de prison pour nous, nous restreignant à nos désirs personnels et à l'affection de quelques personnes près de nous. Notre tâche doit être de nous libérer nous-même de cette prison en étendant notre cercle de compassion pour embrasser toutes créatures vivantes et la nature entière dans sa beauté."

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