• Une presse gratuite ?

    En janvier 2015, Olivier Bonsart, président du journal gratuit 20 minutes décidait de suspendre la parution papier de son journal pour réaliser des "économies significatives" "parce qu'il n'y a pas de demande du marché publicitaire". Quelques jours plus tard, Sophie Sachnine, présidente du quotidien (?) gratuit Metronews a pris la même décision pour le mois de janvier "qui est un mois très faible publicitairement". Pour les deux journaux, il s'agit de continuer à "s'adapter aux aléas du marché". L'information, en revanche, ne semble pas être leur priorité. Il suffit de se rappeler des événements de janvier en France pour s'en convaincre : les journaux étaient vraiment inutiles ce mois-là...

    La double Une de Charlie Hebdo le 26 septembre 2012 alors que certains journalistes accusaient la rédaction d'être irresponsable en publiant à nouveau des caricatures du Prophète Mohammed

     

    Un très bon article de Jean Pérès paru en décembre 2011 sur le site d'Acrimed ("association de critique des médias qui se propose de se constituer en Observatoire des médias et d'intervenir publiquement, par tous les moyens à sa disposition, pour mettre en question la marchandisation de l'information, de la culture et du divertissement, ainsi que les dérives du journalisme quand il est assujetti aux pouvoirs politiques et financiers et quand il véhicule le prêt-à-penser de la société de marché") expliquait à quoi sert la presse gratuite et pourquoi elle est en fait très chère.

    Petit résumé :

    Métro, 20 Minutes, Direct Matin, réseau Ville Plus : les journaux quotidiens que l’on dit "gratuits" sont financés par la publicité qu’ils diffusent : ils sont en réalité payés par les consommateurs, non pas quand ils acquièrent le journal, mais quand ils achètent les marchandises. Car dans le prix des marchandises sont évidemment intégrés les frais de publicité. Payé à l’avance par les consommateurs des produits qu’il promeut, le journal peut ainsi s’offrir le luxe de se présenter comme "gratuit".

    Une publication soignée pour sa cible

    Le "lecteur-consommateur" est un jeune actif urbain : voici en trois mots la proie des quotidiens gratuits, tous titres confondus. Proie d’autant plus vulnérable qu’elle lit généralement peu les quotidiens traditionnels.

    Les périodes de distribution sont également calées sur la "cible" : les gratuits ne paraissent que cinq jours par semaine, pas le samedi ni le dimanche, ni les jours fériés, ni pendant les vacances scolaires, ces moments où le gros de la "cible" ne travaille pas et qui sont peu favorables aux investissements publicitaires. Exemple célèbre : les gratuits n’ont pas relaté, dans la semaine qui l’a suivi, le tsunami du 26 décembre 2004, puisqu’ils ne paraissaient pas…

    Selon Rémy Rieffel, spécialiste des médias, "on met l’accent sur le visuel, sur les différents niveaux de lecture possible, sur le discours rapporté (micro-trottoir, interview en trois questions, citation du jour, sondage, etc.)… L’information doit donc apparaître comme divertissante, mettre en exergue le côté "fun" de l’existence : on insistera alors volontiers sur les loisirs, les sorties, le sport, les nouveaux objets high tech, le Net, les derniers potins concernant les personnalités people, etc." Pierre-Jean Bozo, président de 20 Minutes France, souligne : "Il faut que ce soit un sans faute au niveau technique afin de permettre aux annonceurs, comme l’Oréal par exemple, d’acheter des encarts publicitaires dans le titre sans crainte."

    La "une" reproduit le modèle des quotidiens classiques (parfois en deuxième position après une page de publicité). En même temps, la mise en page est fortement inspirée par les sites Internet et la culture du zapping. Les articles sur l’actualité internationale ou nationale sont aussi dépolitisés que possible car les annonceurs souhaitent un "environnement" consensuel : ils craignent que des positions trop tranchées ne réduisent le nombre de lecteurs-consommateurs. Enfin, la présence de pages locales, facilitée par l’édition par villes, répond au souci d’une information de proximité à laquelle les lecteurs de "gratuits" sont sensibles, ainsi que les annonceurs locaux (100 % des recettes du réseau Ville Plus).

    Des articles peu chers pour créer des besoins

    Il n'y a presque que des articles courts récupérables auprès des agences de presse, les fils d’information, Google, etc., ou encore, comme chez Métro, des articles stockés dans la banque d’articles du groupe mondial et disponibles pour chaque entité locale. "Pour vendre 100 000 exemplaires, un payant rémunère en moyenne 180 journalistes alors que pour la même diffusion, le gratuit n’emploie qu’environ une vingtaine de personnes", souligne Alain Joannès… Tandis que Rémy Rieffel précise : "Ces journaux et magazines gratuits ont tendance à recruter des jeunes qu’ils rémunèrent peu (les salaires sont en moyenne inférieurs de 25 % à ceux de la presse parisienne payante) à faire appel à une armada de pigistes au statut précaire et à externaliser certaines tâches."

    Dominique Augey, Marie-Christine Lipani Vaissade, Denis Ruellan et Jean-Michel Utard écrivent en 2009 dans Mythologie de la presse gratuite : "Le recours important aux dépêches et aux communiqués, abondants et peu chers, se justifie d’un point de vue économique, et leur usage vient légitimer le projet éditorial. Autrement dit, les créateurs de journaux gratuits, et les équipes qui animent ceux-ci maintenant, n’ont pas choisi d’apporter une matière concise et "factuelle" au lecteur, au détriment d’une approche fouillée et analysée ; ils ont estimé que le coût de revient de cette information était infiniment plus bas et que, dans le contexte de la gratuité, c’était la seule qui puisse être fournie, du moins dans un premier temps." La technique du marketing consisterait alors à convaincre les "jeunes actifs urbains" que cette forme d’information correspond à leurs besoins...

    Responsabilités de la presse payante et conséquences

    Emmanuel Marty affirme dans sa thèse en 2010 : "La PQN [Presse Quotidienne Nationale] semble avoir plié sous le poids de la concurrence des autres médias, bien avant Internet et les gratuits. Appauvrissant son style, allégeant sa densité, "relookant" sa mise en page, elle s’est progressivement aseptisée. En voulant séduire le lecteur et ménager son travail en réception, on peut penser qu’elle l’a rendu plus passif, plus assisté, proposant un contrat de lecture basé sur le confort cognitif. La PQN a opéré ce changement par glissements successifs, subrepticement, mais a par ce biais ouvert la voie à une Presse Quotidienne Gratuite volontairement minimale."

    En outre, comme l'expliquait le Canard enchaîné du 3 juin 2015, la PQN dépend elle aussi de la publicité et sa liberté de manœuvre est de plus en plus faible. Ainsi, en avril, un des dirigeants du Monde a mis en avant le "manque à gagner dans le budget prévisionnel : plus de 7 millionsd'euros de rentrées publicitaires d'Havas envolées sur deux ans. Le proprio de l'angence, Vincent Bolloré, a en effet privé Le Monde de tout budget après deux enquêtes qui lui avaient fort déplu : "Vincent Bolloré, un prédateur si bien élevé" (M le Magazine du Monde, 18/10/2013) et "Le monopole de Bolloré sur le port d'Abidjan est de plus en plus contesté" (Le Monde, 6/09/2014). La liberté de la presse, d'accord. Mais avec une laisse courte..."

    Quant à la presse gratuite, elle a déjà opéré une rupture en se finançant par la seule publicité. Cette rupture redéfinit ouvertement le journal comme fournisseur de clients aux annonceurs, et réoriente toutes ses composantes, formelles comme de contenu, dans ce sens. Le lecteur n’est alors sollicité qu’en tant que consommateur, qu’il s’agisse des annonces ou des articles, puisqu’il n’y a plus de contradiction entre eux, puisqu’ils doivent avant tout séduire ce lecteur et non pas, par exemple, l’instruire, l’éduquer, ou simplement l’informer un peu sérieusement. Le "gratuit" est une marchandise à part entière, ou plutôt une publicité à part entière, déguisée en journal.

    « Distinguer causalité et corrélation pour ne pas se faire manipulerMulholland drive de David Lynch, 2001 »

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