• Alstom : les mains d'or sacrifiées

    Depuis 1880, l'usine d'Alstom de Belfort fabrique des locomotives. Mais alors que le groupe a proclamé en mai "une année commerciale record" et fin aout un partenariat avec la SNCF pour la construction du "TGV du futur", le 7 septembre son DRH a annoncé brutalement que le site historique fermera en 2018... Et les gesticulations politiques actuelles liées aux présidentielles à venir ne changeront sans doute rien in fine et coûteront très cher - il n'est que de voir les promesses non tenues de Sarkosy concernant Gandrange, ou celles de Hollande pour Florange...

    Marie-Josée Clerc et Jean-Marie Mercier

    Une fermeture programmée

    Fermer le site historique de Belfort était prévu depuis longtemps comme le prouve la baisse régulière et dramatique de la production de trains depuis quelques années et celle du nombre de ses salariés : l’usine emploie environ 500 personnes contre 1400 au début des années 1990. En effet, le nombre de commandes baisse. Ainsi entre avril et juin 2016, les commandes reçues ont chuté de 50 %. Plusieurs raisons à cela :

    • la crise du fret ferroviaire qui dure depuis les années 1980 ;
    • le fait que certains pays comme les États-Unis qui prônent le libéralisme protègent leurs emplois : si Alstom livrera 28 rames à la compagnie américaine Amtrak, celles-ci seront construites près de New-York - et c'est pareil pour les contrats signés avec l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan ;
    • suite aux directives de Bruxelles concernant l'obligation de la "libre concurrence", la SNCF ne commande plus ses trains uniquement à Alstom, elle fait aussi appel aux entreprises canadienne Bombardier et allemande Siemens ;
    • les régions ont de plus en plus de missions déléguées par l'État mais leur budget n'augmente pas en proportion. En effet, le credo de tous les gouvernements depuis plus de vingt ans est la baisse des dépenses publiques. De ce fait, les régions financent infiniment moins la SNCF qu'auparavant... ;
    • la rentabilité d'Alstom ne concerne pas vraiment les usines comme Belfort puisque "l’essentiel de la valeur ajoutée dans le transport n’est plus seulement dans la production de trains ou de métros, mais également dans la vente de systèmes entiers comprenant la signalisation, l’infrastructure et la maintenance", explique Bruno Marguet, en charge de la stratégie à Alstom. D'ailleurs, d'ici 2020, la signalisation, les systèmes et les services devraient représenter 60 % du chiffre d'affaires de l'entreprise. 

    Les finances d'Alstom vont bien

    De fait, Alstom n'a pas de problème financier, loin s'en faut : un communiqué de presse du groupe datant de mars 2016 déclare que "le groupe opère sur un marché en croissance constante de 2,8 % par an. La demande reste forte, du fait de l'urbanisation croissante et des préoccupations environnementales. Le transport urbain demeure le segment de marché qui connait la plus forte hausse (+4,1 % par an) [...] Alstom a pour objectif de réduire ses coûts pour compenser la baisse des prix au niveau mondial et contribuer à l'amélioration des marges. Les économies en termes d’achats devraient s'élever à 250 millions d'euros par an. [...] D'ici 2020, le chiffre d'affaires devrait connaître une croissance organique de 5 % par an. La marge d’exploitation ajustée devrait atteindre environ 7 % en 2020".

    En mai le groupe annonçait des commandes pour plus de 30 milliards d’euros et un bénéfice de 3 milliards ainsi que la distribution de 3 milliards à ses actionnaires.

    Comme le chante très bien Bernard Lavilliers dans "Les Mains d'Or", chanson qu'il a enregistrée pour la première fois en 2001 : "Quand je fais plus rien - moi / Je coûte moins cher - moi / Que quand je travaillais - moi / D'après les experts".

    À ce propos, il faudrait peut-être mettre en pratique les actions des personnages de La Brigade du rire, roman à l'humour féroce et salvateur écrit par le romancier et cinéaste français Gérard Mordillat en 2015 : des salariés et des chômeurs décident d'enlever un éditorialiste, Pierre Ramut, qui prône 48 heures de travail hebdomadaire, ainsi que le travail le dimanche pour un salaire de 20 % inférieur au SMIC et une productivité évidemment maximum. L'objectif est de faire travailler Pierre Ramut dans un bunker transformé en atelier, de l’installer devant une perceuse à colonne pour qu'il fasse des trous dans du dularium. Forcé de travailler dans les conditions qu'il préconise, il saura enfin de quoi il parle... et changera peut-être de vision du monde...

    D'ailleurs, contrairement à ce que disait Margaret Thatcher lorsqu'elle était Premier ministre du Royaume-Uni "there is no alternative" (« Il n'y a pas d'autre choix »), le marché, le capitalisme et la mondialisation ne sont pas forcément des phénomènes nécessaires ni bénéfiques. De plus en plus d'économistes remettent en cause la vision libérale du monde qui implique que les salariés sont une variable d'ajustement, un cout et non un investissement puisque "seul le travail, manuel et intellectuel, est créateur de richesses", rappelaient en 2013 les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot dans leur très bon essai La Violence des riches.

    Une logique à court terme

    Selon l'économiste Jacques Sapir, l'industrie est victime de la financiarisation de l'économie. Financiarisation qui se perçoit parfaitement dans un tableau récapitulatif de l'Insee et datant de 2009, concernant l'évolution des dividendes versés par les entreprises industrielles non financières entre 1993 et 2007 : elles ont versé 196 milliards d’euros de dividendes en 2007 contre 40 milliards en 1993 !

    Insee : Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en France (13 mai 2009)Remarque : EBE = excédent brut d'exploitation ; SNF = société non financière (donc entreprise industrielle)

    En voyant la place énorme prise par les dividendes et donc les actionnaires, on comprend avec Jacques Sapir que la décision de fermer Alstom Belfort "n'est pas réellement étonnante quand on considère l'état - à court terme - du marché de la construction ferroviaire. [...] Elle symbolise parfaitement la logique de gestion d'une entreprise où l'intérêt immédiat de l'actionnaire domine. Mais cette décision va avoir des effets très négatifs à moyen et long termes. On sait que des compétences hautement spécialisées et non transmissibles (du moins facilement) sont accumulées dans les usines qui produisent ce type de matériel. L'apprentissage par la pratique joue un rôle déterminant dans l'approfondissement de ces compétences et dans leur transmission. De ce point de vue, si l'on considère l'avenir de l'entreprise à long terme, à dix ans et plus, il y a un véritable intérêt à maintenir en activité des sites de production même s'ils peuvent être, temporairement, en situation de faible charge de travail".

    Du reste, Pascal Novelin, secrétaire de la section CGT du site de Belfort, pose clairement la question : "Qui, à présent, va fabriquer la nouvelle génération du train à grande vitesse ? La direction parle du site de Reichshoffen, mais c’est se moquer du monde. On ne fabrique pas un TGV comme on fabrique une poussette. C’est un fleuron de l’industrie française qui s’est amélioré, bonifié avec le temps depuis sa mise en service en 1981. Même si nos collègues alsaciens sont très bons dans leur domaine, ils n’ont pas les compétences ni l’expertise requises pour fabriquer le TGV. Cela ne s’apprend pas en quelques mois. C’est impossible."

    Le TGV du futur d'Alstom

    C'est pour cela que Jacques Sapir explique que "quand, avec d'autres économistes, nous écrivons qu'il faut « dé-financiariser » l'économie, ce n'est pas pour des raisons morales, parce que la « finance » serait une entité mauvaise ou perverse. C'est parce que les rythmes imposés par la financiarisation aux entreprises (et au budget de l'État) sont en réalité incompatibles avec les rythmes de la production et du développement des activités, en particulier dans les secteurs où les externalités positives, les effets induits et non directement visibles de ces activités, sont les plus importants. On ne peut penser le développement de l'économie «verte», la transition énergétique, le développement d'un véritable aménagement du territoire, dans le cadre d'une rentabilité annuelle ou de quelques années. Il faut pouvoir penser à 15 ou 25 ans. Et, pour cela, il faut se dégager de l'emprise de la finance et la mettre au service, s'il le faut par la contrainte, de ces priorités de développement".

    Un gros coup de massue en plein visage

    En attendant, pour les salariés de Belfort, cette annonce de la fermeture de l'usine de Belfort "est comme un gros coup de massue en plein visage", dit Pascal Novelin. "C’est inadmissible de fermer une usine comme ça, du jour au lendemain. Ces derniers jours, on a tellement vanté nos mérites, notre savoir-faire dans les médias, poussé partout des cocoricos…"

    François Lafite

    Le transfert de la production de motrices à Reichshoffen en Alsace va entraîner "jusqu’à 450 suppressions de postes à Belfort", explique le délégué CFDT Thierry Muller interrogé par Libération. Car si la direction d’Alstom promet que "tous les salariés recevront une proposition de transfert" vers un des sites du groupe en France, le problème c'est que "la moyenne d’âge est proche des 50 ans, les gens ont leur famille à Belfort". "Comme si on pouvait tranquillement déraciner 400 familles !", s'indigne Pascal Novelin. De fait, ceux qui refuseront la mutation "sont menacés d’un licenciement pur et simple", analyse Thierry Muller.  En effet, la direction ne propose aucun plan social.

    En outre, les sites de Reichshoffen et de Valenciennes ont peu de visibilité. En effet, les entreprises françaises ne représentent plus que 10 % des recettes totales d'Alstom - mais 30 % des 31000 salariés d'Alstom. Or comme le rappelle la journaliste Pauline Damour "un emploi dans les usines françaises en génère trois chez ses sous-traitants"...

    Décidément, la chanson de Bernard Lavilliers dédiée à son père et aux autres métallurgistes va comme un gant aux ouvriers d'Alstom (mais pas seulement : selon l’observatoire de la société de conseil Trendeo, en sept ans plus de 1700 usines ont été fermées en France alors que 1150 seulement ont été ouvertes) :

    Un grand soleil noir tourne sur la vallée
    Cheminée muettes - portails verrouillés
    Wagons immobiles - tours abandonné
    Plus de flamme orange dans le ciel mouillé

    On dirait - la nuit - de vieux châteaux forts
    Bouffés par les ronces - le gel et la mort
    Un grand vent glacial fait grincer les dents
    Monstre de métal qui va dérivant

    J'voudrais travailler encore - travailler encore
    Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
    Travailler encore - travailler encore
    Acier rouge et mains d'or

    J'ai passé ma vie là - dans ce laminoir
    Mes poumons - mon sang et mes colères noires
    Horizons barrés là - les soleils très rares
    Comme une tranchée rouge saignée rouge saignée sur l'espoir

    On dirait - le soir - des navires de guerre
    Battus par les vagues - rongés par la mer
    Tombés sur le flan - giflés des marées
    Vaincus par l'argent - les monstres d'acier

    J'voudrais travailler encore - travailler encore
    Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
    Travailler encore - travailler encore
    Acier rouge et mains d'or

    J'peux plus exister là
    J'peux plus habiter là
    Je sers plus à rien - moi
    Y'a plus rien à faire
    Quand je fais plus rien - moi
    Je coûte moins cher - moi
    Que quand je travaillais - moi
    D'après les experts

    J'me tuais à produire
    Pour gagner des clous
    C'est moi qui délire
    Ou qui devient fou
    J'peux plus exister là
    J'peux plus habiter là
    Je sers plus à rien - moi
    Y'a plus rien à faire

    Je voudrais travailler encore - travailler encore
    Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
    Travailler encore - travailler encore
    Acier rouge et mains d'or...

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