• Là où vont nos pères : quand la poésie traduit la réalité

    Là où vont nos pères est une histoire universelle, intemporelle et muette : "les mots «accélèrent» la lecture [car] ils peuvent être vus comme une forme d’explication qui va restreindre le champ des possibilités. Un problème vient de ce que l’on accorde trop de poids à l’autorité des mots. [...] Ils semblent porter moins d’ambiguïté. Ils sont aussi très linéaires et ont un «rythme» inhérent qui vous donne envie de découvrir presque instantanément ce qui suit. [...] Les images ont une plus grande disposition à permettre à l’œil de se promener au hasard de manière latérale, d’aller en avant et en arrière (comme certains détails passés et futurs se renforcent mutuellement) et de se déplacer plus vite ou plus lentement", Shaun Tan, 2007.

    Là où vont nos pères, Tan

    Là où vont nos pères raconte une histoire toujours d'actualité : l'émigration. Elle commence par la séparation d'un homme avec son pays et les siens, se poursuit par un voyage difficile mais empli de rêves d'une terre promise, et l'arrivée dans un pays inconnu où, seul, il doit tout réapprendre. Son auteur, Shaun Tan, a créé une bande dessinée originale tant par ses dessins d'une poésie rare, que par l'absence de texte et le mélange des genres. Elle mêle récit fantastique, conte initiatique et livre d'histoire. Si le lecteur découvre des décors dignes du film de Fritz Lang Metropolis, des rues rappelant la Prague décrite par Kafka, mais aussi des bêtes absurdes ou inquiétantes et de poétiques vols d’oiseaux en papier au-dessus d’une mégalopole indéfinie, le réalisme est parfois très présent : l'arrivée dans le pays d'émigration est ainsi clairement inspirée par Ellis Island.

    Ellis Island ; Là où vont nos pères, Tan

    Les dessins superbes, aux teintes noir et blanc et sépia, sont magnifiés par une mise en scène sobre : les cases sont structurées dans une grille. Beaucoup de dessins font penser à des photographies. D'ailleurs, certains ont été créés depuis des images arrêtées de vidéo, tournées par l'auteur lui-même. Le dessin, inventif, ménage coupure de rythmes, accélération et respirations. Les images pleine page alternent avec des planches très découpées aux cadrages serrés. Dans un entretien accordé en janvier 2008, Shaun Tan explique : "Je me suis aperçu que mon projet avait plus à voir avec le cinéma muet que le livre illustré (mon médium habituel) et j’ai donc envisagé le récit comme une sorte de film."

    Là où vont nos pères, Tan

    Shaun Tan a imaginé un "nouveau monde", dans lequel tout doit avoir une forme logique. Il a choisi "des répétitions de concepts et de motifs, qui peuvent se décliner sur des immeubles, des arbres, des animaux, ou dans la typologie imaginaire, afin de donner le sentiment d'être dans un lieu bien spécifique, et régi par des lois naturelles".

    Là où vont nos pères, Tan

    L'aspect insolite des lieux, de la faune et de la flore nous plonge dans la peau de l'émigrant qui doit surmonter le déracinement, la solitude, mais aussi le tri déshumanisant qui est fait des émigrés au moment où ils arrivent dans leur nouveau pays. Ce passage obligé dont rend compte Shaun Tan a existé. Ainsi à Ellis Island, après avoir accompli les formalités administratives, les nouveaux arrivants devaient se rendre à la salle d'enregistrement, construite comme une salle à bestiaux. Des médecins, postés en haut des marches, faisaient un premier diagnostic en observant comment les immigrants montaient l'escalier. Ils signalaient ceux qui méritaient un contrôle en inscrivant à la craie des lettres sur leurs vêtements...

    Là où vont nos pères, Tan

    Shaun Tan déclare "en lisant des biographies, en écoutant des entretiens enregistrés et en en conduisant un certain nombre [notamment auprès de mon père], j’ai compris que les problèmes rencontrés par de nombreux migrants étaient parallèles à mes préoccupations de plasticien. Il y a cette lutte pour créer du sens malgré l’absence de langage écrit ou parlé, cette tendance à disséquer son sentiment de déracinement, à tout observer avec force attention et imagination."

    Là où vont nos pères, Tan

    Si la mélancolie domine cet album d'une humanité rare, l'onirisme ainsi que des moments de joie, de partage et de solidarité éclairent un quotidien difficile.

    Là où vont nos pères, Tan

    Le site de Shaun Tan, en anglais puisqu'il est australien, est lui aussi beau, et permet de découvrir ses autres œuvres, en particulier ses livres illustrés.

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