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Les lobbyistes anti-lobbying
Ruth Stégassy a animé de septembre 2001 à juillet 2016 une passionnante émission sur France culture : "Terre à terre" (il est possible de réécouter la plupart des émissions grâce aux archives "non-officielles"). Elle a diffusé un certain nombre d'émissions consacrées au lobbying. Dans celle du 5 décembre 2015, témoigne Martin Pigeon, chercheur au CEO (Corporate Europe Observatory : Observatoire de l'Europe industrielle), "lobbyiste anti-lobbying". Le CEO, qui ne compte que 13 membres alors que les industriels ont plus de 15 000 lobbyistes travaillant pour eux à Bruxelles, tente de "débusquer les lobbyistes [industriels qui travaillent à Bruxelles] et leurs stratégies, comprendre à quel moment il convient d'intervenir pour empêcher que la rédaction d'un texte rende ensuite toute contestation difficile voire impossible, arriver à convaincre des politiques que leur rôle est effectivement politique et qu'ils peuvent s'opposer à des pressions « amicales » des lobbys industriels". Il s'agit d'un "processus d'armement informationnel" à destination des médias tels que le Financial times, le Guardian, etc., des politiques, des mouvements sociaux, des citoyens.
Dans cette émission, Martin Pigeon décrypte le fonctionnement et la force de frappe des lobbys industriels et énonce les quelques armes que possèdent les ONG pour tenter de contrer leur influence sur les politiques, et donc les législateurs, concernant des produits nocifs pour la santé et/ou l'environnement.
Voici quelques éléments clés de la réflexion de Martin Pigeon développée lors de son interview par Ruth Stégassy.
Qu'est-ce le lobbying ?
D'une part il est effectué par des personnes non élues qui tentent d'influencer des politiques qui créent des lois.
D'autre part, "le lobbying ce n'est pas simplement obtenir que le politique fasse quelque chose, cela peut aussi consister à ce que le politique ne fasse rien", par exemple pour l'amiante durant des décennies, pour les émissions de CO2 depuis plus de vingt ans, etc. Ainsi, il a fallu attendre 2007 et la législation européenne REACH pour que soit obligatoire une étude sur la toxicité d'un produit avant qu'il ne soit mis sur le marché - et encore, ce n'est obligatoire qu'en Europe et uniquement pour les substances utilisées au-dessus d'un certain tonnage alors que certaines sont très toxiques à des doses infinitésimales et pour d'autres tels que les perturbateurs endocriniens, il faudrait les interdire complètement puisque leur toxicité dépend du moment de l'exposition. Il va de soi que malgré les critiques de nombreux scientifiques indépendants cela ne se réalise pas, même s'ils coûtent plus de 150 milliards d’euros par an à l’Europe.
Un combat inégal entre les lobbys industriels et les ONG
La commission Juncker avec son projet "Mieux légiférer" s'est arrangée pour faire établir par le parlement européen des lois de plus en plus générales alors que "le nerf de la guerre, ce sont les détails : c'est là qu'un lobbying peut perdre ou gagner complètement une bataille". Le politique est donc en train de disparaitre de l'espace public. Les lobbyistes des ONG doivent expliquer, et donc repolitiser, les détails très techniques, difficiles à comprendre pour éviter que éléments essentiels, concernant par exemple les risques agroalimentaire, soient invisibles.
De plus le rôle d'anti-lobbying consiste entre autres à dénoncer les conflits d'intérêt des experts, les expertises faites selon des méthodologies allant dans le sens des industriels.
Le problème, c'est que les personnes faisant du lobbying pour les industriels auprès des politiques et des bureaucrates européens sont toujours perçues comme étant "souriantes", "sympas", proposant "des repas, des études, des professeurs gratuitement" pour "aider", alors que les membres des ONG, qui eux ont peu de moyens, ont tendance à être "super agressifs", "très critiques" et les politiques auxquels ils s'adressent "ne les aiment pas" évidemment ! Donc la seule solution des ONG est d'arriver avec des dossiers très bien argumentés - si possible relayés par des médias.
D'ailleurs, les scandales aident les membres des ONG à faire relayer leurs critiques par les grands médias. Ainsi, la crise financière de 2008 a-t-elle permis de faire enfin passer dans quasi tous les médias leur dénonciation de la pseudo-régulation des marchés : "la totalité des groupes d'experts qui conseillent la Commission européenne sur la réglementation du marché financier est dominée de la tête et des épaules par les banques, les assurances et les fonds de pension". Le problème c'est que le temps des médias est celui de l'instantané, donc un scandale est vite oublié et si les politiques ne réagissent pas, alors les dénonciations n'influent pas les lois.
En effet, les politiques sont de plus en plus dans la séduction au lieu d'être des femmes et des hommes de dossiers. Ils ont donc tendance à n'écouter que la pression extérieure, c'est-à-dire les dénonciations que les membres des ONG ont réussi à faire passer dans les médias. L'idéologie joue d'ailleurs un rôle important : si un politique est convaincu que pour être réélu, il faut que la croissance augmente, alors la productivité des industriels lui semblera plus importante que les effets sur la santé et sur l'environnement des produits mis sur le marché par les industriels. D'autant plus que ces effets n'apparaitront bien souvent que dix-quinze ans après… Ainsi, "alors que l’objectif était de définir ce qu’était un perturbateur endocrinien, Bruxelles décide de mesurer les conséquences économiques d’une réglementation sur une industrie.
En outre, certaines mesures favorisent clairement le lobbying des industriels. Par exemple, la commission Juncker a mis en place une "étude d'impacts systématique pour toutes les propositions de loi". Martin Pigeon et les autres habitués de la lutte contre le lobbying industriel savent bien que c'est pain béni pour celui-ci puisque c'est le rôle de ces lobbyistes que de "quantifier économiquement" un projet. En revanche il est "beaucoup plus difficile" pour les ONG de "quantifier les impacts sociaux, voire environnementaux" de ce même projet.
De ce fait, les "lobbyistes anti-lobbying" tentent lutter contre le manque de transparence des discussions entre les lobbyistes industriels et les politiques européens. Pour cela ils essayent de faire appliquer la convention cadre de la Commission européenne établie dans les années 90 contre l'industrie du tabac de façon à "réduire le lobbying à sa plus simple expression : quand la Commission a besoin d'entendre le point de vue de l'industrie du tabac pour réglementer son produit, elle la convoque dans une audition qui est publique, où tout est transparent et où les choses sont claires et où le lobby du tabac se contente de répondre aux questions qu'on lui pose". Mais il va de soi que la Commission n'applique absolument pas sa propre convention : lors des négociations TAFTA, elle a transmis à la CEO les 50 pages concernant les discussions avec le lobby du tabac : 95% étaient barrés au stabylo noir sous prétexte de "protéger les intérêts commerciaux" fussent-ils ceux de l'industrie qui vend le produit le plus toxique qui ait jamais été vendu (d'ailleurs "les lobbys du tabac sont dans une situation étrange puisqu'ils n'ont plus de réputation à défendre", ils peuvent donc se permettre de dire à des gens qui ont "le nez sur des tableurs excel toute la journée" que leurs produits permettent de payer moins de retraites et de faire rentrer des "recettes fiscales colossales"...).
Éviter le manichéisme
Les lobbyistes qui travaillent pour l'industrie ne se rendent pas toujours compte de ce qu'ils font : ce n'est pour la plupart qu'un travail qu'ils tentent de faire correctement. Ainsi Edward Snowden n'a-t-il arrêté son travail à la NSA que quand il a compris que celui-ci allait à l'encontre de ses valeurs et de celles défendues officiellement par son pays. Donc Martin Pigeon estime que démontrer les problèmes de santé et/ou environnementaux créés par certains produits à des politiques et à des lobbyistes peut les inciter soit à modifier la loi, soit à modifier les produits. Évidemment, dans des domaines comme le conseil en communication, il est impossible de ne pas voir qu'il s'agit d'un travail immoral. Pour s'en rendre compte, il suffit de regarder le très bon film de Jason Reitman qui montre le cynisme d'un lobbyiste employé par une firme de tabac : Thank you for smoking.
Même Jean-Claude Juncker a favorisé une certaine transparence : le registre européen de transparence liste l’ensemble des lobbys intervenant auprès des institutions européennes. Cela favorise donc le travail des médias et d'ONG comme CEO. Problème : tout le monde ne s'inscrit pas...
Pour Martin Pigeon, "la racine du problème, ce n'est pas tant le pouvoir des lobbyistes eux-mêmes, même si c'est un problème important, c'est le fait que le politique lui-même se refuse à faire son travail et compte sur les entreprises pour le faire." Ainsi les politiques demandent des expertises aux pouvoirs privés au lieu de faire confiance à l'expertise de l'administration. En outre, faute de temps et d'envie, ils ont tendances à demander à des experts non élus de rédiger des amendements, ce qui est forcément antidémocratique. Ils devraient comparer les différents avis pour recouper les informations et ensuite "produire une position, une politique informée et cohérente avec un positionnement idéologique plus large sur des questions de société". De même l'obligation imposées par les politiques d'un partenariat public-privé entre les universités et les industries fait dépendre les premières des secondes pour les financements des recherches. De ce fait, les recherches pour évaluer les produits industriels sont forcément biaisées à cause de ce conflit d'intérêt et ce même quand les enjeux sanitaires sont énormes comme pour les pesticides ou les OGM puisque l'EFSA (European Food Safety Authority : Autorité européenne de sécurité des aliments) comptait en 2013 59 % de ses experts rémunérés par des groupes de l’agroalimentaire...
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Tags : lobbying, politique, industrie, démocratie, conflit d'intérêt, CEO, EFSA, terre à terre
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