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Surveillance sur le net : un rêve datant du XVIIIe siècle
"Voir partout" n'est-ce pas le rêve des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), de la NSA, de tous les États ?
Panoptique
Dès la fin du XVIIIe siècle, le philosophe utilitariste Jeremy Bentham et son frère, Samuel Bentham, ont imaginé un type d'architecture carcérale permettant à un seul gardien d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Pour parvenir à ce résultat, ils ont imaginé de loger le gardien dans une tour centrale.
Dans l'introduction au livre Le Panoptique de Bentham, L’œil du pouvoir, le philosophe et historien Michel Foucault résume très bien le principe général du panoptique : « À la périphérie, un bâtiment en anneau [dans lequel se trouvent des prisonniers] ; au centre une tour [dans laquelle est situé un surveillant] ; celle-ci percée de larges fenêtres, qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau. Le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment. Ces cellules ont deux fenêtres : l'une ouverte vers l'intérieur, (...) l'autre donnant sur l'extérieur permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade ou un condamné. »
Ce dispositif devait ainsi créer un « sentiment d'omniscience invisible » chez les détenus, explique Foucault dans Surveiller et punir (1975). C'est pour cela qu'il en fait le modèle abstrait d'une société disciplinaire, axée sur le contrôle social.
Bentham parle lui-même d'un schéma qui donne force à toute institution. Le but est d'optimiser, de maximiser le pouvoir et ses effets. La surveillance se fera sur chaque individu, sur chaque corps. Chacun doit se sentir observé, jugé, par un regard qui sera le plus discret possible, voire invisible et anonyme : « Le vrai effet du panoptique c'est d'être tel que, même lorsqu'il n'y a personne, l'individu dans sa cellule non seulement se croie mais se sache observé, qu'il ait l'expérience constante d'être dans un état de visibilité pour le regard. (...) Chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. (…) La visibilité est un piège. En effet, en installant persiennes et chicanes dans la tour centrale, l’individu enfermé dans la cellule est vu, mais il ne voit jamais. Précisément, qu’il soit sans cesse surveillé importe peu, l’essentiel est qu’il sache qu’il peut toujours l’être » (Foucault). Le sujet ne pouvant savoir s'il est observé se comporte comme s'il était toujours observé. On obtient donc une discipline et une vertu exemplaires. « C’est bien cela, l’ingéniosité extrême du panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; (…) que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs » (Foucault).
De plus, Bentham désirait que le gardien puisse « tout entendre », tout écouter, sans être lui-même entendu. Associé à une notation, une transcription perpétuelle du comportement par l'intermédiaire de l'écriture, le panoptique permet ainsi la « constitution d'un savoir permanent de l'individu » : l'individu doit être soumis à un regard, une surveillance et une observation continus. Il est « appareil de savoir et de pouvoir à la fois ». Le panoptique est donc selon Foucault « un dispositif fonctionnel qui doit améliorer l'exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace ».
On ne s'étonne donc pas que dans 1984 George Orwell s'inspire largement du principe de panoptique.
Le panoptisme, en tant que principe de surveillance centrale va peu à peu modifier le système carcéral, l'architecture pénitentiaire et asilaire. Foucault pense ainsi que la société moderne est dominée par des schémas de pouvoir disciplinaire, dont le panoptique est l'illustration la plus visible et la plus parlante.
D’un régime disciplinaire à l’autodiscipline
Si le philosophe consacre tant de place à ce système, c’est parce qu’il a parfaitement compris qu’il symbolise à merveille les nouveaux dispositifs de surveillance d’un pouvoir moins présent, plus discret. C’est cette idée que s’approprie Alain Damasio dans son premier roman d’anticipation, La Zone du Dehors, où il crée une société contre-utopique nommée Cerclon, et où il extrapole le concept de panoptique décrit par Michel Foucault. Au cœur du problème : la mutation d’un régime de pouvoir, qui s’étend au-delà de la prison.
« Ce que Foucault sent, c’est que le pouvoir va devoir procéder autrement, beaucoup plus souplement, insidieusement, et en faisant une sorte d’échange : on troque une partie de notre liberté au nom d’une vie plus fluide. Il anticipe le fait qu’on passe d’un régime disciplinaire à un régime plus normatif », explique Alain Damasio.
Les catégories de pouvoir n’imposent plus, « elles rendent probables ». Le contrôle généralisé a créé une prison sans mur. Alain Damasio poursuit son explication : « Ce qui se passait dans les prisons dans les années 70 est devenu la norme aujourd'hui. Ça ne gène personne tant qu'on n'a pas de retour de pouvoir sur nos vies, tant qu'il n'y a pas quelqu'un qui s'empare de ça pour nous emmerder, pour nous bloquer ou pour nous refuser un job. Nous ne sentons pas que nous sommes pris dans cette nasse. Le fait est que nous nous déplaçons dans une prison à ciel ouvert où nous avons le droit de nous déplacer mais où on connaît toujours parfaitement les trajectoires, ce que les gens font. Nous sommes assignés à ce que nous avons fait. Nous sommes dans un monde où le désir de liberté a infiniment décliné, c'est-à-dire que les gens sont beaucoup moins soucieux de leur liberté que de leur sécurité, que de la commodité avec laquelle ils peuvent agir en espace urbain. Ils veulent des applications, un GPS pour s'orienter sans comprendre ce qu'ils perdent en terme de liberté ou sans vouloir le voir ou en s'en foutant. »
Michel Foucault explique qu’il y a un plaisir à subir le pouvoir, à être contrôlé, qu’il est rassurant. « Plus on est dans un société individualiste, plus on est solitaire, plus les couples se fragmentent, plus les familles sont dispersées, plus on a besoin d'une sorte de certification d'existence, ajoute Damasio. On a besoin que le système – là il s'agit du système algorithmique – pense à nous, et par exemple nous envoie les pubs dont nous avons besoin (…) Ce n’est plus Big Brother, c’est Big Mother. Il s’agit d’un pouvoir maternant, couvant, qui anticipe et répond à nos besoins (…) qui nous dit qu'on n'est pas isolé dans le corps social et qu'on est relié à des choses. »
Le contrôle est donc une demande sociale, il n'est pas imposé. L’arrivée des caméras de sécurité – il y en a plus de trois millions à Londres – est acceptée parce qu'« on a le sentiment que ça sécurise l'espace public ». « On est en demande de sécurité et de contrôle, et les pouvoirs commerciaux et étatiques surfent sur ce besoin », d'où le développement impressionnant de l'optronique civile.
Le panoptique – qui a pour « fonction de contrôler une tâche ou une conduite d'une personne dans un espace relativement restreint » – ne se cantonne plus à la prison, il est maintenant disséminé dans toutes les strates de la société. « Avec les caméras de surveillance, on est constamment vu, mais on ne sait pas si quelqu'un nous regarde à tel ou tel moment. On génère donc une attitude personnelle, une attitude de self-contrôle. Cela s'est démultiplié avec les outils de surveillance du réseau et ceux de la ville », dit Damasio.
« Ce que Foucault, et d’autres philosophes, n’avaient pu anticiper, explique Pierre Ropert, c’est l’importance des technologies, leur développement et ce qu’elles impliquent sur la pratique de la surveillance panoptique. Internet, les smartphones, induisent une nouvelle forme de contrôle, plus horizontale. Ce n’est plus un pouvoir vertical, hiérarchique, qui observe la population : chacun peut potentiellement observer son voisin ». Damasio pense que c'est pire : « Ce qui se passe avec l'arrivée des nouvelles technologies et de la société de contrôle, c'est que l'espace devient ouvert et on contrôle des populations, des très grands groupes. C'est ce qu'on a vu avec la NSA. » Mais le fait qu'« on puisse exercer le panoptique dans notre entourage propre est presque plus grave à certains moments que la NSA qui va travailler à gros grains sur des populations très grandes sans savoir exactement où aller chercher. Un père qui surveille sa fille, une femme qui surveille son mari, un futur patron qui va sur Facebook parce qu'il a accès au compte Facebook des candidats et qu'il vérifie leur profil, c'est typiquement du panoptique. On transperce la vie privée des gens et en fonction de ce qu'on y trouve, on décide ou non d'embaucher la personne. Cela engendre des mécanismes d'auto-censure assez forts. Ainsi des étudiants font attention à ce qu'ils font en soirée, à ce qu'ils postent sur Facebook… Mine de rien, c'est une restriction de liberté qui se met en place très tranquillement. Le panoptique se démocratise avec le smartphone : chacun est acteur du panoptique puisqu'on a maintenant la capacité de prendre des photos, d'enregistrer et de filmer à n'importe quel moment quel que soit le lieu où on est. De plus le smartphone est un objet de géolocalisation par triangulation des antennes. Le pouvoir quel qu'il soit – étatique, commercial ou interpersonnel (les proches, la famille qui peuvent vouloir savoir où on est à tel ou tel moment) – peut de façon complètement panoptique nous suivre.
Dès qu'on est sur le réseau, c'est encore plus clair. De façon substantielle, Internet est panoptique. » Ainsi, Internet est efficace, rapide, léger : si le Web est aussi prisé, c'est pour sa dimension mondiale, la circulation rapide des messages et l'accès à des informations toujours plus nombreuses, riches, et variées. Internet permet aux services de renseignement d'avoir leurs yeux partout et d'accéder à tout instant à des informations pertinentes, comme s'ils se situaient dans la tour centrale de l'édifice onirique. Damasio rappelle qu'« on sait maintenant grâce à Snowden que n'importe quel site consulté, n'importe quel lien cliqué, mail envoyé, tweet, blog créé, chat, etc. peut générer une trace numérique qui peut être archivée quelque part, collectée, corrélée à d'autres traces numériques pour définir des profils, etc. Et en lisant Surveiller et Punir, on a les outils pour comprendre ce qui se passe. »
Avec Internet, comme dans le panoptique, le pouvoir se base sur la maîtrise unilatérale de l'information, présentée par les spécialistes de la géopolitique comme le facteur décisif de puissance au XXIe siècle. Dans Surveiller et Punir, Foucault revoit complètement le concept du pouvoir, notamment celui du pouvoir pyramidal qu'il remet en partie en cause. Il part du principe que, dans la société, il y a tout un ensemble de petits pouvoirs exercés. La force de l’État est de les agréger, de les agglomérer. Damasio précise : « C'est exactement ce que font maintenant des services tels Google ou Facebook. Dans ce que s'échangent les gens, ils donnent énormément de données personnelles, que ces services peuvent vendre à des agences. Ça n'est pas leur projet de départ, mais une fois qu'ils ont réalisé qu'il y avait un modèle économique, c'est devenu ces espèces de golems du réseau. Ils agrègent après coup. »
Foucault a réussi à extraire d'un modèle de prison – le panoptique – un concept qui sert encore aujourd'hui pour expliquer la société occidentale. Dans celle-ci, il a combattu, voire détruit l'idée d'un pouvoir répressif. Le pouvoir moderne est un pouvoir qui pousse à produire, à agir, à consommer. L’essor des technologies de contrôle dépasse la simple surveillance « visuelle » des « détenus ». Non seulement l’humain est surveillé à tous les échelons, mais chacun devient son propre surveillant. Cette démarche entre dans une tendance sociétale lourde qui valorise la transparence permanente et totale des moindres faits et gestes des individus qui sont complices de cette démarche : « La volonté d’une transparence totale de la communication, associée à la quasi-instantanéité et à la permanence, sont aujourd’hui partout recherchées dans une finalité exhibitionniste qui consiste à tout dire, tout montrer, tout entendre et tout voir », explique Magali Uhl dans Intimité panoptique. Internet ou la communication absente qu'elle a publié en 2002. Les gens sont ainsi jetés sous les projecteurs, les écrans et les caméras au détriment du secret pourtant essentiel à la vie en société : « C’est précisément cette possibilité d’abolition technologique du secret privé qui fascine (et pas seulement les systèmes totalitaires), mais c’est aussi cet abandon de soi devant le regard inquisiteur d’autrui qui exprime la peur de la liberté et le désir de soumission », ajoute Magali Uhl.
Un espoir ? Que l'attitude d'Edward Snowden, relatée dans le très bon documentaire de Laure Poitras, Citizenfour, fasse des émules... Si en France on ne se dirige pas vraiment dans cette direction avec la loi sur le renseignement qui est en train d'être votée, aux États-Unis, une prise de conscience émerge. Même si Snowden « est toujours sur la liste noire des traîtres de la nation, la Chambre des Représentants Américaine vient d'interdire à la NSA de collecter massivement les données sur le territoire américain », explique Korben dans un bon article.
Tags : surveillance, panoptique, citizenfour, internet, Damasio, Foucault, Snowden, Korben, NSA, loi renseignement
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